DISCUSSION - LA CRISE FINANCIERE ET CELLE DU CAPITALISMELe M.A., 29/12/2013
http://monde-antigone.centerblog.net/3126-Je retranscris une discussion que j'ai eue à Noël avec un ami que je connais depuis une dizaine d'années et avec qui je joue au go.
Je lui avais demandé d'aborder quelques sujets qui, mis bout à bout, dresse un état de santé du système capitaliste: la politique de la planche à billets, la croissance, les taux d'intérêt, la dette, la situation dans les pays émergents, dans la zone euro et des questions de son choix, tout ça le temps de faire cuire un poulet de 1,5 kg (1h30), de mettre la table, de regarder un moment les infos à la télé.- Il y a un truc dont je me souviendrai toujours, c'est quand je suis rentré de vacances [en 2008, NDLR], je t'avais rencontré, et tu m'avais dit qu'il allait y avoir un krach, et que ça allait être terrible. Je t'avouerais que j'ai pas vraiment fait attention parce que, la bourse, moi, j'y connais rien. J'ai toujours pensé il fallait être riche pour s'y intéresser et je ne le suis pas. Et puis en général, quand quelqu'un prédit la fin du monde... Mais là, c'est arrivé. Pas longtemps après... 15 jours, j'entends que les bourses sont en train de s'écrouler... et j'ai repensé à ce que tu m'avais dit. Je me suis dit: "mais comment il le savait ?"... parce que, quand même, c'est quelque chose que personne n'avait vu venir, non ?- Ben... la crise des subprimes aux USA, elle avait commencé en 2007. C'était déjà un gros sujet d'inquiétude. C'était devenu très inquiétant quand les taux s'étaient mis à remonter, quand les graphiques s'étaient mis à grimper; le pétrole avait atteint 160 $ le baril; l'indice du fret maritime plus de 8.000 points. C'était des niveaux jamais vus. C'était de la folie. Et puis il y avait eu l'affaire Kerviel quelques mois plus tôt. On s'était rendu compte que le système financier était en train de déraper complètement. On prenait conscience de l'économie virtuelle, de son existence, et qu'elle échappait à tout contrôle. Des traders comme Kerviel qui prenaient des positions sur des dizaines de milliards, il y en avait probablement d'autres dans des banques plus importantes que la Société générale. Tout ça, ça ne pouvait que se terminer par un krach. Enfin, c'était ma conviction.
- Eh bien bravo. Bien vu. Mais tu as écrit qu'il allait y en avoir un autre... et celui-là, il ne s'est pas produit.- Non, pas encore. Mais ça viendra.
- Quand ça ? Dans 20 ans ?- Oh avant ! avant... Je ne peux pas te dire quand. Je ne sais pas quand ça se produira. Peut-être l'année prochaine, peut-être plus tard, mais ça ne prendra pas des années et des années. Normalement ça aurait dû se produire l'année dernière, mais les banques centrales sont intervenues en déversant des milliers de milliards sur les marchés. C'est comme ça qu'elles ont résolu les problèmes de liquidités, au moins temporairement, et surtout c'est comme ça qu'elles ont empêché les marchés de s'effondrer.
- Pour "déverser tous ces milliards", comment elles font comment les banques centrales ?- C'est très simple: elles font tourner la planche à billets. Avec les billets qu'elles impriment, elles rachètent de la dette, des hypothèques pourries: c'est le principe du quantitative easing, le fameux "QE". Elles enferment ces titres dans des coffres: c'est ce qu'on appelle leur "bilan", (et celui de la Fed - la Réserve fédérale américaine -, il est de plus en plus lourd). Ensuite elles remplacent tout ça, tous ces actifs, par de l'argent frais. Et voilà, le tour est joué. C'est très simple. Le problème, c'est que cet argent ne correspond à aucune richesse produite, qu'il est créé à partir de rien.
- C'est quoi alors le problème ? Il y a un risque ?- Oui, il y a un risque, c'est que tout cet argent nous retombe dessus un jour sous forme d'hyper-inflation. Il ne va pas dans l'économie réelle parce qu'il n'y a pas de croissance et qu'il ne rapporterait rien. Donc il va dans l'économie virtuelle, sur les marchés d'actifs, c'est-à-dire sur des valeurs qui offrent un rendement.
- C'est la bourse...- Oui, c'est ça. Toute sorte de marchés où l'on achète des valeurs pour les revendre plus cher et empocher un bénéfice; que ce soit des matières premières, de la dette, des actions, de l'immobilier, des produits dérivés, des devises etc. Au fur et à mesure que l'argent arrive massivement sur ces marchés, les cours grimpent. C'est comme ça que les bulles se forment. Les marchés finissent par valoir parfois 2 fois, 5 fois, 10 fois leur valeur réelle, et c'est ça le danger. Rien que sur les produits dérivés, ça représente, je crois, 12 fois le PIB mondial. C'est monstrueux. Cette année, les marchés américains n'ont pas arrêté de battre des records, d'enchainer les séances haussières. En temps normal, ça n'arrive jamais.
- Heu, je m'étais demandé "naïvement" pourquoi il y a très peu d'inflation alors qu'on fabrique des quantités astronomiques de monnaie. C'est parce que cet argent ne va pas dans l'économie réelle, c'est bien ça ?- Tout à fait. Et puis c'est aussi parce que l'argent ne circule pas dans l'économie réelle, ou de manière très ralentie. Tu vas devenir bon en économie...
- Silence. Cherche pas à me déconcentrer...
Alors si je résume: les bulles, tu me dis, c'est dangereux, mais s'il n'y avait pas eu de bulles, il y aurait eu un krach l'année dernière ?- Enfin, pas tout à fait. Ce sont les injections de liquidité qui ont empêché le krach. La formation des bulles, elle, elle découle de cette injection de liquidité. Ce que je veux dire, c'est que personne ne cherche à créer des bulles, même pas pour faire joli ! Mais comme tout est bloqué dans l'économie réelle, il faut bien que l'argent aille quelque part. Maintenant c'est trop tard, les bulles existent... et elles ne se résorberont pas, elles ne se résorbent jamais,
- Donc, ça va pêter ? C'est sûr ?- Oui, c'est sûr. Elles pêteront, et quand elles pêteront, les cours dégringoleront grave; et comme ce sont des bulles monstrueuses, l'économie mondiale s'effondrera. Ce sera beaucoup plus grave que le krach de Lehman parce que les sommes en jeu seront beaucoup plus importantes, elles sont gigantesques, et il n'y aura plus de sauvetage possible. Plus aucune banque centrale, plus aucun Etat, plus aucune institution n'en aura les moyens.
- Mais la Fed, elle va réduire ses injections ? Si elle arrive à les réduire, ça se répercutera sur les bulles ?- Non. Les bulles resteront ce qu'elles sont. Ce qui va se passer, c'est que la Fed va essayer de réduire progressivement, très progressivement, les injections de morphine à partir du mois de janvier.
- De la morphine ?- On appelle ça de la morphine parce que c'est pour endormir le malade. C'est des expressions... Il y en a pas mal qui viennent des soirées de cocktail chic... On dit aussi "le bol de punch" depuis qu'un ancien patron de la Fed des années 50 et 60, McChesney Martin je crois, a dit que son boulot consistait à « retirer le saladier de punch juste au moment où la fête commence ». Tu vois où les banquiers puisent leur vocabulaire
- Il n'y en a pas un qui a parlé de "gueule de bois" aussi ?- Si. Bush. C'est plus récent. Enfin peu importe...
On donc va passer de 85 à 75 milliards de dollars par mois. La réduction est encore faible. 75 milliards, c'était, je crois, le montant des doses du QE2 de 2010-2011. Mais si la Fed continue de réduire son programme de rachat de titres comme elle dit en avoir l'intention, on verra comment se comporteront les taux d'intérêt. S'ils dépassaient un certain seuil critique, la Fed sera obligée de revenir en arrière et de rajouter de la morphine pour éviter que le malade se réveille et se mette à hurler de douleur. Aujourd'hui il sont pratiquement à 3 % [Vendredi ils ont dépassé la barre de 3 %, NDLR].
- Je me mélange les pinceaux avec les taux, entre ceux de la Fed et les autres. Il y a les taux d'intérêt et... quoi d'autre ?- il y a plusieurs types de taux d'intérêt, ça dépend du marché sur lesquels ils sont pratiqués. Les banques centrales comme la Fed ont des taux qu'on appelle "directeurs" ou taux d'escompte. Ce sont elles qui les fixent, qui les relèvent quand elles ont besoin d'endiguer l'inflation, qui les baissent pour stimuler la croissance. Elles s'en servent comme de leviers de machine, et actuellement ils sont proches de zéro. Et puis, il y a les taux d'emprunt qui sont pratiqués sur le marché obligataire et qui obéissent à la loi du marché...
- Ah c'est ça, les taux d'emprunt...- Eux, ils varient en fonction de l'offre et de la demande, on ne les fixe pas comme ça. Supposons qu'un Etat ou qu'une entreprise ait des dettes, ils vont proposer le titre de la dette à la vente pour pouvoir se financer. C'est une adjudication. L'acheteur du titre exigera des intérêts qui correspondront au risque qu'il prend après avoir pris connaissance de la situation financière de l'emprunteur. Ce taux sera déterminé aussi en fonction de la durée jugée nécessaire pour rembourser le créancier. Il y aura forcément une échéance, mais jusqu'au paiement intégral de la somme prêtée, l'empruteur devra payer des intérêts qui ne varieront pas. Ce seront les mêmes tous les mois ou tous les ans. Pour une maturité de 10 ans le taux est plus élevé que pour 6 mois, forcément.
- OK- Sinon il y a aussi des taux sur le marché interbancaire, celui où les banques se prêtent entre elles. Il y a des taux d'intérêt sur le marché immobilier. Il y a des taux sur tous les marchés d'échange.
- Bon, j'ai compris. Donc le principe du jeu, c'est d'éviter de faire monter les taux, c'est ça ?- C'est ça. La hausse des taux, c'est le cauchemar de la finance. Si je prends l'exemple de l'immobilier, des taux élevés mettent en difficulté les banques qui ont financé des achats de terrain et, du coup, les banques ressentent le besoin de se recapitaliser. Et si les taux montent trop haut et si les sommes engagées sont considérables, ce qui ajoute un effet démultiplicateur, le problème sera de faire face au remboursement de la dette. C'est ce qui pourrait se passer un jour pour les banques chinoises. C'est aussi ce qui pourrait arriver à l'Etat US. C'est pour cette raison que l'emprunteur, souvent, rachète sa propre dette pour maintenir les taux à un niveau acceptable. C'est ce que fait la Fed, mais elle n'est pas la seule à agir de cette façon.
- La Fed rachète au Trésor, quoi ? toute la dette ?- Non, une partie. Le Trésor a besoin de 75 milliards de dollars par mois, sans doute un peu moins maintenant avec les mesures de restriction budgétaire, et la Fed lui en rachète 45 milliards, ce qui correspond à ce qu'elle n'arrive pas à faire éponger sur le marché... et elle le fait avec de la fausse monnaie qui sort directement de sa planche à billets !! Si elle ralentit le rythme de la planche à billets et rachète moins de titres, les taux d'emprunt monteront, monteront et boum ! Les USA pourraient ne plus être solvables techniquement. Dans ce cas, cela provoquerait des réactions en chaîne puisque la confiance envers l'emprunteur s'effondrerait. Mais même sans cela, rappelle-toi l'été 2011: les USA avaient interrompu leur QE2 fin juin, et un mois après, c'était la tempête boursière.
- Mais il n'y a pas que la Fed qui fait tourner la planche à billets puisque tu as parlé de banques centrales au pluriel ?- Non. Il y a le Japon qui s'est lancé dans un programme délirant pour doubler sa masse monétaire en 2 ans; ce qui équivaut à un rythme de 45 milliards de dollars par mois. Il y a le Royaume-Uni, le Canada... la Chine aussi, mais dans une moindre mesure. Elle le font toutes pour racheter une partie de leur dette. Mais la Fed, c'est celle qui imprime le plus.
- Et la BCE ?- C'est un cas particulier, pour le moment encore. Elle imprime aussi parce que le bilan de la BCE est bien rempli, mais le canal est beaucoup plus compliqué à cause des fonds de soutien. Il faut qu'ils se réunissent à chaque fois... Il faut ménager la susceptibilité de la Buba (la banque centrale allemande) qui se dit dépositaire du mandat de la BCE et des traités, qui tient aux équilibres budgétaires, qui tient à ce que tout soit respecté. Le cirque des sommets de Bruxelles, tu connais, je te raconte pas...
- Non... Donc maintenant, c'est comme une machine infernale. Les banques centrales, mais surtout la Fed, sont obligées de faire tourner la planche à billets. Elles ne peuvent pas arrêter ?- Non. C'est impossible.
- Mais ces financiers, ils sont conscients que leur système va dans le mur ?- Certains, les plus lucides, oui. Mais ils n'ont pas de solution alternative à proposer. Ils gèrent et ils espèrent que ça tiendra le plus longtemps possible. Quoi faire d'autre ? Les autres, la majorité, ils vivent dans une croyance presque mystique que le marché est plus fort que tout et qu'il créera assez de richesses, de points de PIB pour pouvoir surnager.
- Vraiment ?- Ils ont été formés pour ça et comme ça dans les grandes écoles de commerce. Ils ne doutent pas un seul instant de ce qu'ils font. Ils y croient. Ils gagnent énormément d'argent, et ça les protège de tout ou presque. Ils ne perçoivent le monde qu'à travers leur bulle. Et en plus ils pensent œuvrer sincèrement au bien-être et au bonheur de l'humanité. Mais oui...
- (soupir)
Et qu'est-ce qui se passerait si elles arrêtaient tout, les banques centrales ? En dehors du fait que les taux remonteraient...- Qu'est ce qui se passerait si on arrêtait de balancer de l'eau sur les réacteurs de Fukushima ? Ils ne seraient plus refroidis et ce serait la grosse cata planétaire. Avec la crise financière, on est devant le même problème. Les banques centrales ont juste repoussé le problème, mais elles ne l'ont pas résolu. Elles gagnent du temps et elles espèrent que ce temps qu'elles croient gagner permettra de faire apparaître une solution.
- Quelle solution ?- Ben.. Déjà au moins un peu de croissance. La croissance, c'est ce qu'ils attendent tous. Une vraie croissance comme celle qui existait pendant les 30 Glorieuses, pas un semblant de croissance de 0,1 %. La croissance ferait fondre la dette. Mais la guerre peut aussi être une issue. Ce ne serait pas la première fois.
- Ouais... Mais une vraie croissance, c'est possible ?- Actuellement, non. Depuis la Révolution industrielle, celle de la machine à vapeur à la toute fin du XVIIIe siècle, l'économie a toujours trouvé des moteurs de croissance pour se développer: l'électricité, le pétrole, la chimie, les moyens de transports, les médias, l'électronique... et pour permettre à des industries qui utilisaient ces moteurs, ou qui en dépendaient, de se développer elles aussi. Par exemple, pour développer l'industrie automobile, il a fallu construire des millions de kilomètres d'autoroute, construire une infrastructure autour. C'est ce qui a permis de relier des villes très éloignées entre elles, et ainsi on a permis au commerce de prendre un essor incroyable qu'on ne croyait pas possible un siècle auparavant. Mais aujourd'hui on bute sur un monde fini, et tous les projets imaginés pour en repousser les limites détruisent l'environnement, les forêts (comme en Amazonie ou en Indonésie), et créeront à terme beaucoup plus de problèmes que de solutions. En plus, le coût des investissements est devenu exorbitant pour développer de nouvelles technologies, pas seulement pour faire fonctionner les usines, mais pour proposer des accessoires de consommation courante qui ne soient pas des gadgets, qui génèrent de nouveaux marchés et transforment le monde autour de nous. Aujourd'hui, la robotique, les nano-technologies, le cyber-espace ou encore la génétique permettent des gains de productivité très importants, mais ce ne sont pas des vecteurs de croissance et n'en seront pas avant longtemps, au moins pas avant une dizaine ou une quinzaine d'années. Mais ce qui les caractérise surtout par rapport à tout ce qu'on a connu depuis deux siècles, c'est qu'elles ne créeront pas assez d'emplois pour remplacer les emplois qu'elles détruiront, et ça parce que les machines rapportent plus que le travail humain. Bon, là je m'éloigne un peu du sujet financier... Ce qu'il faut comprendre, c'est que la croissance n'est pas à l'ordre du jour. Pour débloquer la situation, il faudrait énormément de moyens financiers et le capitalisme n'est pas capable de les fournir.
- C'est pour ça que tu n'aimes pas qu'on parle de récession. Pour toi, nous ne sommes pas en récession ?- Ben, il faut appeler un chat un chat. On traverse quelque chose qui est plus beaucoup sérieux qu'une récession. C'est une dépression. C'est une crise globale et profonde du capitalisme.
Les économistes s'accrochent à des règles débiles. Je prends un exemple: + 0,1 %, - 0,5 % et + 0,1 % sur 3 trimestres, on obtient - 0,3 %. Mais pour les économistes, un pays qui ne connaît pas deux trimestres de suite en négatif n'est pas en "récession technique". C'est subtil. Il faut comprendre aujourd'hui que tous ces indices, la batterie de chiffres qui sont publiés tous les jours ou presque, sont tous manipulés pour paraître les plus présentables possible. Par exemple, un scandale a été révélé cette année sur les manipulations des taux interbancaires; et plusieurs banques, de grosses banques, ont été obligées de payer de grosses amendes pour faire arrêter les enquêtes qui auraient pu révéler des choses compromettantes. Mais pour un scandale révélé, il y en a combien qui ne le sont pas ? Alors évidemment, tout ça, c'est pas très pratique quand on cherche à faire une analyse claire de la situation.
Je râle souvent contre les chiffres d'emplois américains ou sur la croissance chinoise qui ne correspondent à rien. Parce que c'est vraiment n'importe quoi, c'est de la pure propagande. Mais le plus dingue, c'est que la presse, les institutions économiques internationales les reprennent en coeur, tels quels, sans le moindre bémol. Les prévisions de croissance au départ sont toujours très optimistes avant d'être révisées à la baisse plusieurs fois en cours d'année. Au FMI, c'est 6 fois par an ! (en tout cas cette année) On se demande à la fin pourquoi ils font des prévisions de croissance !
Et puis il y a un chiffre dont on parle de plus en plus, c'est l'indice PMI. C'est un indice de confiance qui s'appuie sur rien de très sérieux. Imagine un organisme qui appelle des grands patrons et qui leur demande si ça va, s'ils ont le moral, s'ils sont heureux dans leurs affaires, et d'après leur reponse, ils pondent leur indice que toute la planète finance passe la journée à analyser, à commenter. L'indice PMI, c'est ça ! C'est complètement bidon ! L'économie, c'est devenu de la com'. Il ne faut pas inquiéter. Il faut endormir les marchés. Il faut donner confiance. Il faut rassurer les investisseurs. Il faut "optimiser" comme ils disent. Et à force de dire que ça va mieux, ils veulent faire croire que ça va mieux. Non, la réalité, c'est qu'on est arrivé au bout du bout.
- Quand on parle de récession aujourd'hui, c'est de la com' ?- Complètement. Absolument. Ils nous prennent pour des cons. Surtout quand ils disent qu'on est en train d'en sortir ! Encore un effort et blablabla...
Cette crise financière, elle s'est déclenchée en 2008. Ça donc fait 5 années pleines et on n'en voit pas la fin. Or une récession ne dure jamais plus de 2 à 3 ans et après ça repart. Cette fois, il ne s'agit pas d'une petite récession conjoncturelle mais bien d'une dépression, il faut oser prononcer le mot même si le PIB n'a pas reculer continuellement depuis 5 ans. Il y a des gens comme Larry Summers, un ancien secrétaire au Trésor, qui parlent de "stagnation longue" accompagnée d'un chômage imcompressible. Pour moi, ça, d'un point de vue historique, c'est le profil d'une dépression parce qu'on parle d'une période qui va durer au moins 10 ans, au moins jusqu'à la fin de décennie et certainement au-delà. "Au moins" parce qu'on est en territoire inconnu. On vit sur les dégats du krach de 2008 et je pense qu'un autre, beaucoup plus gros, est inévitable. C'est pour ça que je pense que cette dépression n'en est encore qu'à sa première phase. Les symptômes se précisent mais la maladie ne s'est pas réellement déclarée. Mais au cours d'une "longue maladie", il y a toujours des moments où le malade va se sentir mieux comme en 2010. Mais c'est pas parce qu'il va se sentir mieux qu'il va guérir. Autrement dit, je crois qu'on n'a encore rien vu.
Mais au delà de tous les discours qu'on entend et qui cherchent surtout à rassurer, il y a quand même des réalités dont ils sont bien obligés de tenir compte. Ainsi la Fed n'envisage pas de relever son taux directeur avant 2016, alors qu'auparavant elle avait fixé des perspectives à 2012 et 2014 qui ont été abandonnées depuis et dépassées. La situation générale est tellement mauvaise que même l'hypothèse d'un relèvement des taux de 0,25 % comporte trop de risques. Si la Fed pouvait faire descendre ses taux en négatif, elle le ferait.
- Qu'est ce que ça ferait si elle relevait ses taux ?- Ce serait pas forcément une bonne idée parce que ça réduirait encore plus la croissance puisque les entreprises devraient se financer à des taux plus élévés. Actuellement les taux sont proches de zéro, justement pour encourager les investissements et tenter de faire repartir l'économie.
- Et ça ne ne repart pas.- Eh non, ça ne repart pas. Toutes les banques centrales ont baissé leurs taux en espérant que cela donnerait des résultats. En vain. Dernièrement la BCE a baissé son taux directeur au niveau de celui de la Fed après être partie de 1,5 % il y a encore 2 ou 3 ans. Il faut croire que ça ne s'améliore pas, pas autant que ce que les politiciens veulent nous faire croire. C'est vrai aussi que s'ils disaient la vérité, ils perdraient toute chance de se faire réélire... Mais le facteur le plus aggravant si les banques centrales relevaient leurs taux, ce serait de réduire l'inflation alors que nous sommes entrés dans une phase de désinflation, un ralentissement de l'inflation, qui conduira à la déflation, c'est-à-dire à la baisse des prix et des salaires pour rendre les produits plus compétitifs.
- Ça, je connais.- Ben oui. L'obsession de la compétitivité, la réduction du coût du travail, tout ça, ça va conduire à la déflation. On en ressent déjà les signes avant coureur. La déflation, c'est comme les sables mouvants, on n'en sort pas. C'est un frein à la consommation. Elle incite à reporter les achats, surtout ceux en fortes valeurs ajoutées, parce qu'on pense que ce sera moins cher dans 3 mois, dans 6 mois... et finalement ça pousse à épargner, pas à consommer. Le Japon est engluée dans la déflation depuis 20 ans et c'est pas la politique monétariste de l'actuel gouvernement qui l'en sortira. La dévaluation du yen a stimulé les exportations, mais elle a également enlevé du pouvoir d'achat. J'imagine pas les entreprises relever les salaires au printemps et du même coup annihiler l'effet de la hausse de la TVA, qui est prévue au mois de janvier, soit disant pour faire de l'inflation.
La déflation, c'est aussi un cauchemar que l'Amérique a connu entre 1929 et 1933. C'est un cauchemar qui a marqué la formation économiste de Bernanke au point que le vaccin qu'il a mis au point pour empêcher le retour de cette période noire, c'est de faire tourner la planche à billets. Mais ce n'est pas parce qu'on fait tourner la planche à billets que l'inflation va croître. C'est complètement puéril de croire ça quand on est le patron de la Fed... ou la patronne puisque c'est Yellen qui va en prendre la tête au début de l'année. Alors évidemment, on peut penser qu'il y a chez Bernanke, et qu'il y aura chez Yellen, le souci de ne pas reproduire les éléments déclencheurs d'un krach avec des taux bas qui le resteraient trop longtemps.
- Pourquoi ?- Parce que l'économie moderne fonctionne sur le crédit. Théoriquement les taux très bas favorisent le crédit mais ça ne rapporte rien aux prêteurs. Quand c'est 0 %, c'est zéro. Quand il n'y a pas ou peu de croissance et que le crédit ne fonctionne pas, le système s'asphixie lentement. Or le "0 %", c'est un langage que le capitalisme ne peut pas comprendre. C'est pas dans sa nature. C'est ce qui explique que le manque d'activité est généralement compensé par un surplus spéculatif. Plus les taux restent bas longtemps et plus ça exacerbe l'avidité de ceux qui ont soif de rendement et qui, dans la mesure où ils sont encouragés par les "bonnes nouvelles", se laissent aller à prendre de plus en plus de risques, et achètent des valeurs à risque... comme de la dette grecque depuis que le pays est passé en excédent primaire, où de la dette portugaise sachant qu'il est possible que le Portugal se refinance sur les marchés en 2014, mais oui !, ou de la dette irlandaise depuis que le pays est sorti de l'assistance financière de la troïka, ou encore pourquoi pas des bitcoins ! Les cours montent sur du vent et c'est ce qui se passe actuellement. Une politique durable de taux bas ne peut mener qu'à la catastrophe.
- J'ai l'impression que quelque soit le bout par lequel on aborde la question, tout ce qui est entrepris mène à la catastrophe !- Tout à fait. Tous les groupes sont morts [C'est une expression de go, NDLR]. On peut présenter la situation comme ça.
- Well, well...
Il y a un autre truc que je voulais discuter. Tu avais dit que la guerre des monnaies allait être l'événement de l'année 2013. L'année est terminée et il n'y a pas eu de guerre des monnaies ?- Ah si, si.
- Ah bon.- 1/ Le yen a été sacrément dévalué. Le dollar est aujourd'hui à 105 ¥ au lieu de 75, fais le calcul.
2/ L'euro est remonté à 1,38 $, c'est haut et beaucoup d'analystes s'attendent à une réaction de la BCE si ça touchait les 1,40 $, peut-être un QE.
3/ Pendant l'été, les annonces de resserrement monétaire de la Fed ont provoqué une fuite de capitaux des pays émergents vers les pays centraux, principalement les USA et Wall Street, toujours pour des raisons de taux et de rendement. Le Dow Jones en a bien profité mais les monnaies indienne, indonésienne, turque, brésilienne, sud-africaine, russe et d'autres plus secondaires ont pas mal morflé. Pour lutter contre l'inflation, les banques centrales des pays émergents ont remonté leurs taux, mais ça s'est payé sur la croissance. Comme disait Connaly: « le dollar, c'est notre monnaie, mais c'est votre problème ».
- Il y a tant de rapport que ça entre l'inflation et la valeur d'une monnaie ?- Il y a un rapport oui. Le ralentissement de l'inflation a tendance à renforcer une monnaie et inversement, quand l'inflation augmente, la monnaie perd de sa valeur. Une monnaie faible favorise les exportations: on vend pour moins cher. Par exemple, tout le problème de l'euro aujourd'hui, c'est qu'il est trop fort par rapport à l'état réel de son économie. La dévaluation "en interne" par l'austérité, c'est-à-dire par par la réduction du coût du travail, a permis d'exporter plus, mais ça n'a pas apporté de résultat sur la monnaie puisque la demande en euros est toujours aussi forte. Les politiques de planches à billets ont eu aussi leur importance dans le fait qu'il y a en proportion moins d'euros en circulation. C'est une des raisons pour laquelle la déflation gagne du terrain en Europe, plus vite qu'aux Etats-Unis.
- C'est ce qui te fait dire que la BCE va se mettre aussi à imprimer de la monnaie ?- Il arrivera un moment où elle n'aura pas le choix. Elle monétisera sa dette comme les autres. Pour en arriver là, il faudra attendre que la situation en zone euro se dégrade. Pour l'instant, elle est tout juste stabilisée, mais ça ne va pas durer. Les gouvernements tirent trop sur le moteur, trop pour une croissance quasi nulle. A un moment quelque chose va finir par lâcher.
- Mais si toutes les monnaies deviennent de la monnaie de singe, logiquement l'inflation devrait partout augmenter, c'est ce que tu viens de me dire, non ?- Oui... mais seulement si la croissance est au rendez-vous. Or il n'y a pas de croissance, ou alors c'est de la croissance subventionnée comme en France, ou basée sur les exportations comme en Allemagne, ou traficotée comme au Royaume-Uni grâce aux activités financières de la City. Et puis l'argent ne circule pas. Alors, même si toutes les monnaies se dévaluaient, il y en aurait toujours qui seraient plus solides que d'autres, et ce seraient elles qui attireraient les investissements. Et le dollar, même si sa valeur réelle est moins chère que le papier sur lequel il est imprimé, comme c'est la monnaie de référence dans le monde, c'est aussi la plus solide pour tout ce qui concerne les échanges, et elle le restera encore un moment. Mais le système monétaire est fait de telle sorte que même si le dollar sombrait, même si le doute s'installait sur la solidité des monnaies, il resterait l'or. Le système survivrait de toute façon avec l'or.
- Tu crois ?- Oui puisque l'or évolue en tant que valeur refuge pour se prémunir contre l'inflation et en sens inverse des mouvements du dollar. Mais le jour où les bulles exploseront et qu'on sera noyés dans l'hyper-inflation, je peux te dire que l'or se mettra à flamber. Ce sera la ruée vers l'or !
L'or a fait un gros plongeon cette année, en grande partie à cause du recul de l'inflation. Je pense que le recul de l'or envoie un message clair: il faut se préparer à faire face à une dépression à tendance déflationniste. Donc la guerre monétaire va encore s'intensifier, c'est mon pronostic.
- A moins qu'une bulle éclate ? Pour 2014, tu penses pas qu'une bulle va éclater ?- J'sais pas. Peut-être. Aucune idée. Mais en tout cas, toutes les conditions sont réunies pour que ça éclate. Et c'est pas les bulles qui manquent. Mais peut-être qu'il va falloir attendre que la déflation se précise.
- A ton avis, si ça doit pêter quelque part, ça pêtera où ?- J'en sais rien. Ça peut pêter partout, même là où l'on s'y attend le moins.
Je trouve qu'en Chine, la santé du système bancaire se dégrade pas mal. C'est une situation qui ressemble de plus en plus à celle des subprimes avec une énorme bulle immobilière. Et puis il y a des marchés parallèles, les "shadow bankings" qui sont des facteurs de déstabilisation importants. Bref, ça fait deux ans que je m'attends des mouvements sociaux importants en Chine et que rien ne vient. On verra si 2014 est la bonne année.
Sinon, aux USA, on verra comment évoluent les taux à 10 ans. Il y a probablement un seuil critique qui existe entre 3 et 3,5 %...
- Si l'économie mondiale s'effondrait. Si le système monétaire s'effondrait. Le capitalisme s'effondrerait aussi ?- J'aimerais bien, mais ce serait trop simple. Le capitalisme, c'est avant tout un rapport social fait de contrainte, de dépendance qui relie les individus par la valeur, la marchandise, l'argent. Tu le sais bien. On fait plein de choses qu'on n'a pas envie de faire mais qu'on fait parce qu'on y est obligés pour gagner de l'argent, gagner de quoi manger, se loger, s'habiller etc.. Si l'économie s'effondrait dans la forme que nous lui connaissons, le rapport social ne disparaîtrait pas de lui-même, le système d'exploitation qui lui est lié non plus. Ça signifie que la disparition de l'argent ne pourra pas venir d'une défaillance technique du capitalisme mais d'un processus conscient. Il faudra donc faire une révolution consciente pour mettre fin à cette dictature de la valeur. Même un cataclysme financier planétaire ne suffira pas. Le capitalisme en connu d'autres et je crois que ce serait une erreur de sous-estimer sa capacité de survie.
- Dommage. Bon, j'ai compris qu'il restait du chemin à faire.
Je crois qu'on a fait le tour de la question... et le poulet est presque cuit cuit...
Je vais finir sur une remarque personnelle. Tu te dis "autonome", je crois... Je suis pas spécialiste, mais je trouve que tes idées sont assez éloignées des autonomes des années 70 d'après les souvenirs que j'en ai. Enfin...- C'est un autre sujet...
- D'accord, ce sera pour une autre occasion...
Donc tu es pour la révolution, pour un monde sans argent, et en même temps tu suis l'actualité financière comme si tu étais investi en bourse. Si je t'interrogeais sur le cours du riz, je suis à peu près certain que tu aurais la réponse. Mais si, mais si... Tout le temps que tu passes à t'intéresser à un système que tu dis détester, tu trouves pas que c'est...(hum) un tout petit peu contradictoire ?- Non mais je déteste l'économie. Mais il faut bien s'y intéresser pour comprendre le monde. Parce que tout est économique, tout s'explique par l'économie. Ceci dit, je m'y intéresse, d'accord, mais j'y passe pas mon temps. Heureusement.
- Les autonomes ne disaient pas que tout était politique ?- Ils ont aussi contesté l'idée du pouvoir...
Bon, pour en revenir à l'économie, au monde dans lequel on vit, il faut avoir une vision globale des choses. C'est comme pour le go. Tu le sais bien, au XIXe siècle, on jouait en commençant par des combats locaux. Ça partait dans un coin et ça s'étendait. Aujourd'hui on joue "global" parce qu'on s'est aperçu que les joueurs de l'école moderne qui jouaient de cette façon battaient ceux qui jouaient comme au temps des samouraï. Eh bien, L'économie permet de comprendre la globalité, de mieux appréhender sa complexité: sociologie, sciences de la terre, démographie etc., et d'en faire une synthèse. Je ne vois pas pourquoi il faudrait s'en priver.
- On a zappé sur BFM business tout à l'heure, tu arrives à supporter le discours des patrons ?- Ça dépend de quoi ils parlent. La micro-économie, leurs petites affaires d'entreprise qu'ils veulent développer, ça ne m'intéresse pas spécialement. Par contre la macro-économie, c'est-à-dire l'économie globale, internationale qui prend en compte la conjoncture, l'emploi, les interactions d'une partie de la planète sur une autre, les innovations, les projections dans l'avenir, oui c'est parfois assez intéressant.
- "Parfois assez intéressant": ça me laisse pantois...
Bon, on le mange ce poulet ?
La prochaine fois, on pourrait placer une webcam, ça pourrait être marrant. Non ?- Non...