"Trop jeunes pour mourir (1909-1914)"

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"Trop jeunes pour mourir (1909-1914)"

Messagede Zoom le Dim 27 Juil 2014 15:47

Guillaume Davranche
Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914)

L'Insomniaque/Libertalia, 544 pages.

Sortie le 21 novembre 2014.

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Une souscription est ouverte afin d’assurer au livre un prix modique (20 euros) malgré sa douillette épaisseur. Plusieurs possibilités sont offertes aux souscripteurs et souscriptrices. L'objectif est de réunir 2000 euros d'ici le 12 août.

Toutes les infos sont sur le blog http://tropjeunespourmourir.com

La présentation par Libertalia :

Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914) raconte l’histoire de l’opposition ouvrière à la montée vers la guerre, et notamment celle de sa fraction antimilitariste et « antipatriote » la plus radicale, incarnée par la Fédération communiste anarchiste (FCA), qui menace ouvertement de « saboter la mobilisation ». Animée par de jeunes ouvriers révolutionnaires de la « génération de 1906 », cette organisation était jusqu’ici très mal connue, n’ayant fait l’objet d’aucune étude spécifique.

En suivant le fil rouge de la FCA, ce livre dévoile le contexte de l’avant-guerre, souvent éclipsé par le cataclysme de 1914, et explore le mouvement ouvrier d’alors : son organisation, ses passions, ses fractions, ses controverses, ses petites et ses grandes luttes.

Il fait le récit des grèves des PTT en 1909, du rail en 1910, du bâtiment en 1911, marquées par le sabotage des lignes de communication et par la « chasse au renard ». Il narre les grandes affaires : Ferrer, Aernoult-Rousset, Métivier, Bonnot. Il raconte l’enthousiasme de la FCA pour la Révolution mexicaine, six ans avant la Révolution russe. Il explique la force motrice qu’a représenté l’hebdomadaire La Guerre sociale, adoré puis renié par les révolutionnaires. Il aborde la résurgence de l’antisémitisme et de l’antimaçonnisme en 1911, et les affrontements du Quartier latin.

Le livre explore également une période négligée du syndicalisme révolutionnaire français, alors que l’âge « héroïque » de la CGT (1901-1908) est révolu et que, frappée par l’État, elle se déchire sur la stratégie à adopter. Il pointe la montée des femmes et de la « main d’œuvre étrangère » dans le débat syndical à cette époque. Enfin, dans un climat militariste et belliciste que l’on peine aujourd’hui à imaginer, il détaille la répression contre les syndicalistes et les anarchistes : le retour des « lois scélérates » de 1894, la menace du bagne militaire (« Biribi »), du Carnet B et du peloton d’exécution.
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Re: Souscription "Trop jeunes pour mourir (1909-1914)"

Messagede Zoom le Lun 4 Aoû 2014 00:38

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Une affiche de 1912 de la FCA : “Si la guerre éclate… ce que nous ferons”. Le 12 novembre 1912, alors que le conflit des Balkans a amené la Russie et l’Autriche au bord de la guerre, menaçant d’embraser l’Europe entière, la Fédération communiste anarchiste (FCA) appelle publiquement à “saboter la mobilisation”, notamment par le sabotage des voies de communication. A la tribune : Pierre Martin (du Libertaire), Édouard Boudot et André Mournaud (de la FCA). Georges Dumoulin (de la CGT) n’est finalement pas venu. Pour la FCA, ce sera le meeting de trop. La répression policière se déchaîne contre elle, ses animateurs sont arrêtés ou fuient à l’étranger.


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Une affiche de la FCA de 1913. Sa campagne contre la guerre, à l’automne 1912, a attiré les foudres de la répression sur la Fédération communiste anarchiste : 8 militants ont récolté au total 25 années de prison. Au meeting du 3 mars 1913, la petite organisation affirme qu’elle est toujours debout, et qu’elle ne renie rien. A la tribune : Émile Aubin, Édouard Boudot, Benoît Broutchoux et Eugène Jacquemin, tous de la FCA.

Eléments parmi d'autres pris ici : http://tropjeunespourmourir.com/
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Re: Souscription "Trop jeunes pour mourir (1909-1914)"

Messagede Zoom le Sam 15 Nov 2014 02:59

Soirée de lancement
à Saint-Denis, samedi 15 novembre

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Re: Souscription "Trop jeunes pour mourir (1909-1914)"

Messagede pit le Jeu 27 Nov 2014 16:40

La tournée Trop jeunes pour mourir

4 décembre :
à Montreuil (93), à 19h, à la médiathèque Robert-Desnos, 14, boulevard Rouget-de-Lisle

8 décembre :
à Bordeaux (33), à 20h, à l’Athénée libertaire, 7, rue du Muguet

9 décembre :
à Agen (47) [horaire à venir], au cinéma Les Montreurs d’images, 12, rue Jules-Ferry

10 décembre :
à Toulouse (31), dans le cadre de l’Université populaire, de 18h à 19h, à la librairie Terra Nova, 18, rue Léon-Gambetta ; puis à partir de 20h45 au Bijou, 123, avenue de Muret.

11 décembre :
à Montpellier (34), 19h, à la librairie Scrupules, 26, rue du Faubourg-Figuerolles

12 décembre :
à Marseille (13), à 18h30, au Centre international de recherches sur l’anarchisme (CIRA), 50, rue Consolat.

13 décembre :
Grenoble (38), à 17h30, à la librairie Antigone, 22, rue des Violettes

14 décembre :
Lyon (69) [précisions à venir]

15 décembre :
à Dijon (21), à 19h, au Black Market, 59, rue Berbisey

20 décembre :
sur Radio libertaire, à 13h30, dans l’émission Chroniques rebelles, avec Christiane Passevant
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Re: "Trop jeunes pour mourir (1909-1914)"

Messagede pit le Ven 9 Jan 2015 03:35

9 janvier :
à Bobigny (93), à 18h30, à la librairie A la librairie, 23 boulevard Lénine

10 janvier :
à Paris, à 15h30, en débat avec Anne Steiner, dans le cadre du RDV des Editions Libertalia, au CICP, 21 ter rue Voltaire
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Re: "Trop jeunes pour mourir (1909-1914)"

Messagede pit le Mer 21 Jan 2015 11:45

Entretien
Trop jeunes pour mourir... Cinq questions à Guillaume Davranche

Tu viens de publier Trop jeunes pour mourir, un travail considérable coédité par Libertalia et l’Insomniaque. Mais en cette année 2014, un autre ouvrage auquel tu as largement participé a été publié : le Maitron des anarchistes (éditions de l’Atelier). Quel est le lien entre les deux ? Comment t’es venu l’idée de t’intéresser au mouvement ouvrier et révolutionnaire d’avant-guerre ? Concrètement, combien de temps de travail t’a demandé cet ouvrage et comment as-tu procédé ?

... http://www.questionsdeclasses.org/?Trop ... ourir-Cinq
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Re: "Trop jeunes pour mourir (1909-1914)"

Messagede pit le Dim 1 Fév 2015 14:37

Tournée de l’Ouest

3 février 2015 : à Orléans (45), à 18h30, à la librairie Les Temps modernes, 57 Rue Notre-Dame-de-Recouvrance

4 février : à Tours (37), à 19h, dans l’émission Demain le Grand Soir sur Radio Béton ; à 20h30 au bar des Colette’s, 57, quai Paul-Bert

5 février : au Mans (72), à 19h, à la librairie L’Herbe entre les dalles, 7 rue de la Barillerie

6 février : à Angers (49), à 20h30, à l’Étincelle, 26, rue Maillé

7 février : à Rennes (35), à 17h, à la librairie Pecari amphibie, place Sainte-Anne
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Re: "Trop jeunes pour mourir (1909-1914)"

Messagede pit le Mar 24 Fév 2015 12:49

Samedi 28 février à Paris,
. de 13h30 à 15h30, sur Radio libertaire, en débat avec Jean-Claude Lamoureux, auteur des Dix derniers jours, dans l’émission Chroniques rebelles de Christiane Passevant.
. de 16h30 à 19h, à la librairie Publico, 145, rue Amelot.
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Re: "Trop jeunes pour mourir (1909-1914)"

Messagede pit le Sam 11 Avr 2015 13:05

Rencontres avril

14 avril : à Ivry-sur-Seine (94), à 19h, à la librairie coopérative Envie de lire, 16, rue Gabriel-Péri

18 avril : à Rouen (76), à 16h30, pour la Journée de l'édition libertaire de la librairie L'Insoumise, 128 rue Saint-Hilaire
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Re: "Trop jeunes pour mourir (1909-1914)"

Messagede pit le Dim 13 Sep 2015 13:21

La tournée Trop jeunes pour mourir

Les prochaines dates :

13 septembre : à La Courneuve (93), à 11 heures, à la fête de L’Humanité, sur le stand de l’UD-CGT de Paris.

24 septembre : à Montreuil (93), au Musée d’histoire vivante, 31, boulevard Théophile-Sueur
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Re: "Trop jeunes pour mourir (1909-1914)"

Messagede pit le Sam 3 Oct 2015 14:05

Révolutionnaires et ouvriers contre la Première Guerre mondiale

Entretien inédit de Guillaume Davranche pour le site de Ballast

http://www.revue-ballast.fr/guillaume-davranche/
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Re: "Trop jeunes pour mourir (1909-1914)"

Messagede pit le Jeu 5 Nov 2015 03:47

La tournée Trop jeunes pour mourir
Les prochaines dates :
. 11 novembre : à Lyon 7e, à 14 heures, à l’Atelier des canulars, 91, rue Montesquieu
. 10 novembre : à Alès (30), à 19 heures, à la bibliothèque La Rétive, 42, faubourg d’Auvergne
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Re: "Trop jeunes pour mourir (1909-1914)"

Messagede pit le Ven 4 Mar 2016 20:55

Le sabotage ouvrier (1909-1913)

La 2e édition de Trop jeunes pour mourir comporte une annexe supplémentaire, sur cette tactique de combat prisée du syndicalisme révolutionnaire. Les acheteuses et acheteurs de la 1re édition n’en seront pas frustrés : elle est disponible intégralement ici :
http://tropjeunespourmourir.com/post/13 ... -1909-1913
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Re: "Trop jeunes pour mourir (1909-1914)"

Messagede pit le Lun 16 Mai 2016 04:21

Mardi 16 mai 2016 à Presles (95)

de 11h à 12h, sous le chapiteau Karl-Marx de la fête de Lutte ouvrière, Parc du château de Bellevue.
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Re: "Trop jeunes pour mourir (1909-1914)"

Messagede pit le Jeu 9 Juin 2016 00:29

Paris, jeudi 9 juin 2016

à Paris 13e, à 14h15, à la Maison du Livre, 94 boulevard Auguste-Blanqui, à l’invitation de l’Institut CGT d’histoire sociale du Livre parisien

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Re: "Trop jeunes pour mourir (1909-1914)"

Messagede pit le Mer 7 Sep 2016 09:01

Le sabotage ouvrier (1909-1913)

La 2e édition de Trop jeunes pour mourir comporte une annexe supplémentaire, sur cette tactique de combat prisée du syndicalisme révolutionnaire. Les acheteuses et acheteurs de la 1re édition n’en seront pas frustrés : elle est disponible intégralement ici.

« Sus aux saboteurs » titre à la Une le supplément illustré du Petit Journal, le 6 août 1911. La gravure représente un personnage à l'allure de conspirateur, foulard rouge autour du cou, une clef à molette dans une main, une torche dans l'autre, fuyant les lieux de son forfait. Des rails tordus, une locomotive en flammes couchée sur le flanc, les tronçons brisés d'un poteau télégraphique jonchant le sol. Au-dessus de lui, une allégorie de la justice s'apprête à le saisir au col. Si cette vision apocalyptique est caractéristique de la presse illustrée – a fortiori lorsqu'il s'agit de discréditer le syndicalisme – elle n'en repose pas moins sur des faits très réels.

Adoptée par le congrès CGT de 1897 – à l'issue de la toute première opération anarchiste concertée dans des assises confédérales [1] –, le sabotage a mis un certain temps à s'imposer dans les pratiques. Jusqu'en 1902, son assise est mal assurée. La campagne victorieuse pour la fermeture des bureaux de placement [2], en 1903, caractérisée par de nombreux bris de vitrines, marque le passage spectaculaire de la théorie à la pratique [3]. La grande presse sonne l’alarme en 1905-1907 en véhiculant diverses rumeurs, dont la plus fameuse porte sur les boulangers cégétistes prêts à empoisonner le pain au verre pilé. Émile Pouget prend alors la plume pour défendre l’honneur du sabotage ouvrier devant l’opinion publique [4]. Mais c’est la vague de sabotage des lignes de télécommunications en 1909-1911 qui défraiera le plus la chronique, et mettra la police et le gouvernement sur les dents [5].

Tout au long de ces années, cette tactique restera cependant sujette à controverse au sein du mouvement ouvrier.

Parmi ses détracteurs : la majorité du Parti socialiste – notamment les guesdistes – et les syndicalistes réformistes [6]. Parmi ses partisans : les anarchistes, les syndicalistes révolutionnaires et, bien évidemment, les hervéistes première manière. Mais entre les deux camps, le débat est parfois confus au point qu’on se demande s’ils parlent bien de la même chose.
Et pour cause : sous le même terme, coexistent plusieurs pratiques dissemblables.

Premièrement, il y a ce qu'on pourrait appeler le sabotage-ralentissement, application du principe « À mauvaise paie, mauvais travail ». C'est, le go canny (« Vas-y mollo ») des mineurs et des tisseurs britanniques que Pouget dépeignait, au retour de son exil londonien, comme « le tirage à cul conscient, […] le ratage d'un boulot, […] le coulage du patron… Tout ça pratiqué en douce, sans faire de magnes ni d'épates ». [7] Le problème du sabotage-ralentissement est que, nécessairement clandestin, il se pratique en solo, voire en groupe restreint – on le qualifie alors parfois de « grève perlée ». C'est donc une arme difficilement maniable par les syndicats. Ils peuvent en chuchoter le mot d'ordre, mais guère en vérifier l'application. « Le gréviste “perleur” ne se confie à personne. Il agit seul et avec prudence », explique Édouard Sené en 1911 au sujet du sabotage sur le réseau ferroviaire du Nord [8]. La même année, après la grève du Bâtiment de la Seine, un tract anonyme circulant sur les chantiers va dans le même sens : « Agir seul. Ne se fier à personne, mieux vaut passer pour un braillard incapable de faire de l'action que de se vanter de ce que l'on a fait. » [9] Pour cette raison, le sabotage-ralentissement est impossible à quantifier mais, de l'aveu même d'un éminent syndicaliste, Victor Griffuelhes, il est peu pratiqué. « La raison est dans la difficulté de l’appliquer », explique-t-il, car il « exige de la part de l’ouvrier une conscience développée, une ténacité extrême et une persévérance calculée ; ce n’est pas, comme la grève, la manifestation d’un geste de colère, spontané, enthousiaste » [10].

Deuxièmement, il y a ce que Pouget nomme le sabotage par la bouche ouverte [11]. Là, il s'agit pour les ouvrier consciencieux – que l'on qualifierait aujourd'hui de « lanceurs d'alerte » – de dénoncer, auprès des consommateurs, le « sabotage patronal » commis pour augmenter les profits au péril de la santé publique. Ce sont les ouvriers du bâtiment qui informent le propriétaire d'un immeuble des vices de construction cachés par l'entrepreneur ; ce sont les garçons épiciers qui avisent les ménagères, par voie d'affiche, des trucs et filouteries du métier ; ce sont les cuistots qui dénoncent les immondes expédients utilisés en cuisine… Si le sabotage patronal « frappe au ventre », le sabotage ouvrier, lui, ne frappe qu'au « coffre-fort » : « il ne ruine pas la santé, mais simplement la bourse patronale » [12]. Ce thème du « saboteur intelligent » qui est un ami du consommateur est abondamment utilisé dans la propagande syndicaliste [13].

Troisièmement, il y a ce que Pouget nomme le sabotage-obstructionnisme, et que l'on connaît de nos jours sous le nom de « grève du zèle ». Ce sabotage-là consiste à appliquer les règlements à la lettre et avec une méticulosité exagérée, de telle façon que l'ensemble du processus de production se retrouve grippé. Ce type de sabotage, utilisé avec succès par les cheminots italiens en 1905 et autrichiens en 1907 [14], n'a pas pris en France avant 1914.

Quatrièmement, il y a le sabotage-blocage qui, contrairement aux trois précédents, se pratique en temps de grève – en solo, en petit groupe d'affinité ou à la faveur d'une émeute. En clair, il s'agit d’empêcher l'approvisionnement ou de mettre l'outillage hors service pour neutraliser les jaunes. Ce sont des sachetières en grève de Saint-Junien (Haute-Vienne) qui, en août 1904, brûlent le stock de marchandise [15]. Ce sont des métallurgistes des établissements Riquier (Somme) qui, en 1906, saccagent leur usine, pillent et incendient en partie le château des patrons [16]. Ce sont des bonnetiers en grève de chez Amos (Vosges) qui, en juillet 1907, bloquent les vannes du bief alimentant l'usine, et coupent ses lignes téléphoniques. Ce sont des carriers de Draveil (Seine-et-Oise) qui, en juillet 1908, détériorent un élévateur et jettent à l'eau une partie du matériel. Ce sont des ardoisiers de Renazé (Mayenne) qui, la même année, inondent des galeries après avoir saboté les pompes [17].

Cinquièmement, il y a ce qu'on pourrait appeler le sabotage-grabuge, c'est-à-dire le saccage délibéré, le vandalisme conscient, la casse spectaculaire pour faire entendre une revendication hors période de grève. C'est l'équipe syndicale qui surgit pour briser une vitrine pendant la campagne de 1903 contre les bureaux de placement. C'est celle qui, entre 1902 et 1906, « badigeonne » de liquides corrosifs la devanture du salon de coiffure refusant d'appliquer la journée de huit heures [18] . C'est celle qui, en 1911, renverse les étals des magasins qui s'obstinent à rester ouvert après 19 heures [19] .

* * *
Les années 1909-1911 sont, à la faveur de la grève des PTT puis de celle du rail, marquées par une vague de sabotages qui tiennent dans un premier temps du blocage, et dans un second temps du grabuge : la destruction des fils téléphoniques et télégraphiques pour épauler les grévistes, puis pour exiger la réintégration des révoqués.

Prenant la mesure de ce « sabotage par représailles » courant 1910, Émile Pouget y verra la possibilité d'un nouveau champ d'application. « Jusqu’ici, écrira-t-il, le sabotage n'avait été envisagé « que comme un moyen de défense utilisé par le producteur contre le patron. Il peut, en outre, devenir un moyen de défense du public contre l’État ou les grandes compagnies. »

Cette fois cependant, ce n'est pas la CGT qui apparaît comme le principal porte-parole du sabotage. La Voix du peuple, en organe officiel respectueux du fédéralisme, est en effet contrainte de publier les communiqués du syndicat des sous-agents des PTT. Or celui-ci est dirigé par des réformistes qui condamnent le sabotage. Les révolutionnaires des PTT et d'ailleurs se tournent donc vers un journal que le grand public va rapidement apprendre à connaître : La Guerre sociale. Celle-ci endosse le rôle avec éclat. L'hebdomadaire compile les actes de sabotage dont on l’informe, les restitue sous la forme de communiqués triomphalistes d'une pseudo-Organisation de combat (OC), publie des articles pédagogiques à destination d’un public ouvrier encore rétif, et imagine même une mascotte, vengeuse masquée : Mam'zelle Cisaille [20]. En bref, La Guerre sociale glorifie le sabotage et le met à la portée de tous.

Preuve de son influence, c’est ce même journal qui fait suspendre cette première vague de sabotages. Prenant acte de la décision gouvernementale de réintégrer les postiers révoqués, un communiqué de « l’OC » demande à ses troupes de raccrocher provisoirement Mam'zelle Cisaille [21].

La seconde vague de sabotage des lignes débute en octobre 1910 avec la grève du rail. Massive, elle est le fait aussi bien des grévistes que des groupes révolutionnaires qui les soutiennent. D'octobre 1910 à juin 1911, la police dénombre près de 3.000 actes de sabotage. La CGT ne désavoue pas cette « arme dont se servira de mieux en mieux le prolétariat » [22]. Lancée en avril 1911, La Bataille syndicaliste lui consacre une rubrique dédiée, « La petite guerre ». Quant à La Guerre sociale, elle relance de plus belle ses encouragements à Mam'zelle Cisaille.

Embarrassés par cette guérilla insaisissable, les pouvoirs publics peinent à trouver la réponse appropriée. En décembre 1910 [23], puis en juin 1911, le gouvernement étudie la possibilité de légiférer contre le sabotage, sans aboutir.

La police, elle, paraît dépassée par le phénomène : en huit mois, entre octobre et mai 1911, elle ne procède qu'à 93 interpellations de saboteurs présumés [24]… dont près des neuf dixièmes sans suite judiciaire, faute de preuves [25].

Cependant, un événement qui aurait pu être tragique va, semble-t-il, semer le doute parmi les révolutionnaires : l'accident ferroviaire de Pont-de-l'Arche.

Le soir du 29 juin 1911, le train Le Havre-Paris déraille à plus de 100 kilomètres/heure à hauteur de Pont-de-l'Arche, non loin de Rouen. Un rail avait été déboulonné dans un virage. C'est un miracle qu'il n'y ait aucun blessé. De leur mode opératoire, l'enquête conclut que les saboteurs étaient deux, dont au moins un du métier, et qu’ils ont délibérément visé ce train de voyageurs. Non loin du rail déboulonné, la police découvre des outils et une musette contenant un exemplaire de La GS et un de La BS.

L'événement, même relativement occulté par la crise d'Agadir qui débute le lendemain, provoque une vive émotion. Le Syndicat national des chemins de fer condamne formellement [26]. La presse s'indigne et réclame des sanctions. Les saboteurs « ont une organisation avouée, dont on connaît les chefs », menace Le Temps [27].

La Guerre sociale, justement, paraît bien embarrassée. Elle proteste de ses intentions et rappelle que le mot d'ordre a toujours été : « Tout contre le matériel ; rien contre la vie des voyageurs ou des employés de chemin de fer. » [28] Pour La GS, il ne serait pas étonnant qu'il s'agisse d'une manipulation policière, mais « si ce sont des révolutionnaires exaspérés qui ont travaillé à Pont-de-l'Arche, ils auraient voulu nous aliéner l'opinion publique, déshonorer nos méthodes de combat, qu'ils ne s'y seraient pas pris autrement ». C'est l'occasion pour l'hebdomadaire, qui en juin 1911 est en plein recentrage, de prendre ses distances : Hervé décrète que si « l'on ne peut préconiser des sabotages intelligents sans provoquer aussitôt des sabotages idiots, nous n'hésiterons pas à supprimer de notre feuille de combat la rubrique de Mam'zelle Cisaille » [29]. De fait, elle ne réapparaîtra plus.

Pourtant les actes de sabotage se poursuivent bien après Pont-de-l'Arche, même si une décélération semble se faire sentir.

C'est durant cette phase de décrue que la gendarmerie peut, enfin, se féliciter d'une belle prise. Dans la nuit du 20 au 21 septembre 1911, près de Brest, elle prend un groupe en flagrant délit le long de la voie ferrée. Deux hommes s'enfuient dans la nuit, mais le troisième est contraint de descendre du poteau télégraphique où il avait grimpé, une cisaille à la main [30]. Il s'agit de Paul Gourmelon, un responsable de la bourse du travail de Brest et de la CGT du Finistère. Son geste était lié, semble-t-il, tant à la grève des cheminots qu’à la lutte contre la guerre. En pleine crise marocaine, syndicalistes et anarchistes brestois protestent en effet contre la venue du belliciste ministre de la Marine, Delcassé, pour le baptême d'un cuirassé [31].

Révoqué de l'arsenal, Gourmelon est condamné par le conseil de guerre à deux ans de prison et à 900 francs d'amende. Soutenu sans relâche par la presse révolutionnaire, il sera libéré à l'été 1913.

* * *
Quand Gourmelon recouvre la liberté, la vague de sabotages des lignes de télécommunications est retombée. D'une moyenne mensuelle de 348 actes en 1911, on chute à 27 en 1912, et à 21 sur le premier semestre 1913 [32].
Le débat sur le sabotage ouvrier n'est pourtant pas clos. Il fournit même le motif d'une des dernières controverses doctrinales d’avant-guerre entre le socialisme et le syndicalisme.

En septembre 1913, alors que la polémique sur la « rectification de tir » déchire la CGT, Jean Jaurès sent que le moment est propice à une réfutation théorique, point par point, du syndicalisme révolutionnaire. Il va y consacrer une série de sept articles, dont le premier s'attaque à ce qu'il estime être son maillon faible : le sabotage. Comment se fait-il « que le syndicalisme ne se soit pas débarrassé de ce haillon de faux anarchisme » ? [33]

Le sabotage, écrit Jaurès, ne peut être une tactique de lutte car, si elle « était appliquée vraiment et à fond, elle aboutirait à des actes de destruction brutale » qui attireraient sur la classe ouvrière « les plus terribles répressions pénales, les colères implacables de l'opinion et les révoltes de la conscience » [34]. Le sabotage relève donc du bluff et, dans les faits, « n'existe pas ». Le syndicalisme n'y aurait d'ailleurs aucun intérêt, parce que sa croissance est liée à la croissance de l'industrie. Le sabotage de la production, « s'il était autre chose qu'un mot, serait […] l'arrêt du syndicalisme comme de l'industrie » [35].

Le sabotage est donc foncièrement contraire au syndicalisme et au socialisme. Mais, ajoute Jaurès, il ne peut être davantage revendiqué par l'anarchisme. Celui-ci, en effet, prêche l'action exemplaire qui réveille les masses ; quel rapport avec « la malfaçon obscure, sournoise, où l'ouvrier trompe petitement sur la qualité de son travail ? » [36] Ce sabotage-là, qui répugne à « la valeur technique de l'ouvrier », est de toute façon condamné par la mécanisation : « Là où la machine gouverne, il est impossible que l'individu se soustraie à son rythme ». Quant au travail à la tâche, « l'ouvrier ne peut en diminuer la quantité ou la qualité sans se frapper lui-même, sans diminuer son salaire » [37].

Pour Jaurès, les syndicalistes ne peuvent, pour se défendre, arguer du sabotage patronal, car enfin, « à quel jeu se livreraient-ils en dénonçant la malfaçon capitaliste si eux-mêmes se proposaient d'introduire dans la production la malfaçon ouvrière ? » [38]

Si Jaurès s'en était tenu à ces arguments, le débat serait sans doute resté courtois, appelant des contre-arguments des syndicalistes. Mais il commet l'erreur de verser dans la polémique en réduisant la vague des sabotages de 1910-1911 à « l'opération d'une bande de voleurs qui profitaient savamment de la campagne de presse » pour s'emparer de fils de cuivre qui furent par la suite « retrouvés chez le receleur » [39].

Cette sortie pour le moins maladroite attire une riposte cinglante. « Méchantes allégations », s'agace La Voix du peuple [40]. « Calomnies » et « mensonges », dénonce Le Libertaire [41]. « Misérables élucubrations » pestent Les Temps nouveaux [42]. Tout ce que démontre le député du Tarn, raille une Guerre sociale pourtant déjà bien recentrée, c'est « qu'il vit joliment loin de la classe ouvrière, qu'il est joliment étranger à ses passions et à ses colères, et qu'il n'a pas vu les meetings de cheminots en grève applaudissant l'annonce de nouveaux sabotages ». Cette pratique, qui a été massive et populaire, « a cessé uniquement quand le sabotage a été saboté par de dangereux imbéciles qui, au lieu de sabotages inoffensifs pour les voyageurs, on a essayé de faire dérailler un rapide » [43].

Jaurès rebondit sur cet aveu pour placer un argument qui, cette fois, va faire mouche : il existe un hiatus entre l'action syndicale, nécessairement collective, et le sabotage, nécessairement solitaire. La tactique du sabotage, écrit-il, est « celle qui aurait le plus besoin d'être contrôlée pour que la violence contre le patronat ne dégénère pas en destruction inutile et funeste ou en attentat contre les consommateurs. Et c'est précisément la méthode qui, par sa nature même, échappe le plus au contrôle », parce qu'elle « substitue l'action occulte, individuelle, sournoise, incontrôlable, à l'action publique et collective. » [44] C'est donc la porte ouverte à des dérives soit mortelles, comme aurait pu l'être Pont-de-l'Arche, soit crapuleuses, comme le recel des fils de cuivre. Lorsque le sabotage prend cette tournure, il est « si trouble, si équivoque, que la révolution prolétarienne ne peut le revendiquer avec certitude et qu'elle est même […] contrainte de le désavouer » [45].

Cette série d'articles de Jaurès provoque une salve de répliques de militants syndicalistes et révolutionnaires. Leur argumentaire puise abondamment dans la brochure publiée en 1910 par Pouget, Le Sabotage.

Ceux-ci ont beau jeu de démontrer que, pour l'essentiel, le député du Tarn manque sa cible, car il n'a tout simplement pas compris la nature du sabotage ouvrier. Le secrétaire de la fédération de la Voiture, Léon Calinaud, indique qu'il n'a jamais été question d'en faire une pratique « permanente », et qu'il ne peut avoir de sens que lié à une lutte collective [46]. Le syndicalisme, explique Léon Jouhaux, n'élève pas le sabotage « à la hauteur d'une institution », mais il ne renoncera pas à « lutter avec les armes que l'atelier, le chantier placent entre les mains des salariés ». Répondant enfin à d'autres insinuation de Jaurès, le secrétaire de la CGT démythifie : le sabotage ouvrier n'est ni « la paresse et la lâcheté », ni « la destruction systématique de la machine », ni le « verre pilé » dans le pain [47].

Quant à Emile Pouget, il rappelle ce que le sabotage a déjà obtenu comme résultat : « Si aujourd'hui, à Paris, sur les chantiers du bâtiment, les vieux ouvriers sont moins brutalement éliminés qu'il y a une huitaine d'années, c'est parce que des camarades plus jeunes, plus vigoureux, ont consciemment restreint leur production au niveau de celle des vieux… ce qui n'empêche pas les maisons de sortir du sol comme par enchantement. Faut-il rappeler encore que c'est au badigeonnage des devantures que les coiffeurs parisiens doivent le repos hebdomadaire et la fermeture quotidienne à des heures moins tardives ? » [48]

Mais les contre-attaques les plus éloquentes viennent de deux militants, l'un de l'Alimentation, l'autre du Bâtiment, qui enfourchent des chevaux de bataille éprouvés : d'une part, « le vrai sabotage, c'est la malfaçon capitaliste » ; d'autre part, « le sabotage intelligent est l'ami du consommateur ».

Louis Henriot, secrétaire du syndicat des ouvriers bouchers, détaille : « Sabotage préjudiciable aux patrons, mais profitable à la collectivité, quand le garçon laitier prévient la clientèle que le lait a été mouillé, allongé avec des produits plus ou moins chimiques ; quand le commis épicier dénonce aux consommateurs que les confitures, si appétissantes, si agréables à l’œil, ne sont qu'un affreux mélange d'acide et de glucose ; quand il ajoute que les pétroles vendus à différents prix sont de la même qualité. » Saboteur courageux, « l'ouvrier boucher qui dit à son patron : “Je ne volerai point, je ne compterai pas la viande à un prix supérieur aux prix affichés” » ou qui refuse « à vendre du cheval pour du bœuf ! » Saboteur intelligent, l'ouvrier confiseur qui « jette dans les bassines en ébullition, non point les différentes gammes d'acides préparées par le patron et destinées à colorer ou à parfumer la matière, mais le sucre, les fruits, les produits naturels et sains qui, d'après les ordres du patron, ne devaient être employés que dans une faible proportion ». Cette action-là, le « sabotage des marchands d'alcools frelatés, des marchands de viandes avariées, des chimistes de cuisine » devrait, pour Louis Henriot, être « érigé en principe ». [49]

Achille Picart décoche également un article énergique. Cet ancien socialiste – il a déchiré sa carte en 1912, après que le congrès PS de Lyon eut passé l'éponge sur l'affaire Ghesquière/Compère-Morel [50] – est membre du noyau de La Vie ouvrière et un des dirigeants de la fédération du Bâtiment. Pour lui, « le sabotage ouvrier ne peut être l’œuvre que de techniciens accomplis, d'ouvriers d'élite […]. Quand nous disons à l'ouvrier : “Fais bien” et non “Fais vite”, quand nous lui disons “Perle ton boulot” : c'est du sabotage. Quand le cheminot applique strictement ses règlements : c'est aussi du sabotage. Quand le coiffeur badigeonne quelques boutiques : c'est encore du sabotage ». Et le risque de bavure ou de crapulerie pointé par Jaurès ? Picart relativise : « Ah ! sans doute, comme toute chose humaine, comme toute action, le sabotage a ses dangers. Mais le parlementarisme a ses renégats. Ils ont créé cette atmosphère de j’m'enfoutisme et de méfiance qui a empoisonné et démoralisé tout le pays. Techniquement, moralement, révolutionnairement, le sabotage, arme de lutte, est parfois une inéluctable nécessité. » [51]

Ce moyen de lutte, ajoute Le Libertaire, « a un avantage sur beaucoup d'autres : c'est qu'il peut correspondre à toutes les phases de la bataille. Non seulement il peut être employé dans les deux tactiques : offensive et défensive. Mais il peut encore servir à harceler le vainqueur, à lui rendre la vie impossible, à le ruiner et à l'amener à résipiscence, si nous sommes tenaces dans notre action de combattants. » [52]

Pour Georges Yvetot qui, en cet automne 1913, s'efforce d'éteindre la zizanie au sein de la CGT, cette controverse avec le rival socialiste est une aubaine. Quoi de tel pour resserrer les rangs ? « Le sabotage intelligent, écrit-il, n'a jamais cessé d'être considéré par les ouvriers les plus conscients et les plus pénétrés de leur utilité sociale comme un moyen d'action directe pour s'attaquer à l'intérêt de l'exploiteur. L'évangile selon saint Jean n'y changera rien du tout, c'est certain. » Et Yvetot d'apostropher Jaurès : « ne ridiculisez pas le sabotage ouvrier. S'il déplaît aux gouvernants, c'est parce qu'il les frappe d'impuissance. S'il déplaît aux patrons, parce qu'il lèse leurs intérêts. S'il déplaît aux politiciens, c'est qu'il compromet leur importance. » [53]

* * *
Le sabotage ouvrier reste foncièrement lié aux années 1900-1910. Passé 1914, il disparaît de l'horizon politique. La génération syndicaliste révolutionnaire d'après-guerre ne le répudiera pourtant pas. En 1922, au Ier congrès de la CGTU, à Saint-Étienne, il sera tout juste mentionné dans une résolution secondaire, considérée comme si consensuelle que la présidence du congrès jugera superflu de la mettre aux voix [54]. Mais dans les faits, à cette date, le sabotage ouvrier sera déjà largement tombé en désuétude.

La grande grève des cheminots de 1920, sanctionnée elle aussi par des centaines de révocations, enregistrera très peu d'actes sabotages, en comparaison de celle de 1910.

C'est finalement au sein des bastions anarcho-syndicalistes du Bâtiment, fidèles à la geste héroïque du syndicalisme d'avant 1914, que le sabotage ouvrier survivra le plus longtemps. La fédération du Bâtiment, affiliée à la CGTU puis à la CGT-SR, continuera à s'en revendiquer et à le pratiquer durant les années 1920 [55]. Quant à ses épigones suisses de la Ligue d'action du bâtiment, à Genève, ils en en feront un usage systématique durant leurs « safaris » sur les chantiers, en démolissant tout travail accompli par des jaunes [56]. Jusqu'au milieu des années 1930, le sabotage sera pour eux bien plus qu'une tactique : une marque de fabrique.


1.Lire à ce sujet la notice consacrée à Émile Pouget dans le Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone.
2.Sortes d’agences d’intérim de l’époque.
3.Compte rendu du congrès CGT de 1904, pages 8 et 35.
4.Émile Pouget, « Le sabotage moralisateur », Le Matin, 2 avril 1907.
5.Lire pages 65, 119 et 124.
6.Leroy, 1913, tome II, pages 628 à 630.
7.« Le sabottage », Le Père Peinard, 19 septembre 1897.
8.Édouard Sené, « La grève perlée continue », La Voix du peuple, 8 janvier 1911.
9.« Leçon de sabotage pratique », La Bataille syndicaliste, 8 septembre 1911. Ce tract reproduit dans La BS a probablement été édité clandestinement par le Syndicat des charpentiers de la Seine.
10.Griffuelhes, 1909.
11.Pouget, 1910, page 43.
12.Émile Pouget, « Le sabotage moralisateur », Le Matin, 2 avril 1907.
13.Yvetot, 1908 ; Griffuelhes, 1909 ; Pouget, 1910.
14.Pouget, 1910, page 55.
15.Dupuy, 2003, page 130.
16.Leclercq/Girod de Fléaux, 1909, page 250.
17.« Principaux actes de sabotage commis depuis environ deux années », rapport du 10 juin 1909, Arch. Nat. F7/13065. Cité dans Pinsolle, 2015.
18.Pouget, 1910.
19.Lire page 159.
20.Lire pages 65, 119 et 124.
21.La Guerre sociale, 30 juillet 1909.
22.Sartoris, « En guerre contre le sabotage », La Voix du peuple, 4 décembre 1910.
23.Le Journal des débats, 23 décembre 1910.
24.Arch. Nat. F7/13325, « État des arrestations opérées pour actes de sabotage par les Brigades de Police mobile du 1er octobre 1910 au 31 mai 1911 », 17 juin 1911. Cité dans Pinsolle, 2015.
25.« La multiplication des sabotages et les saboteurs introuvables », Le Matin, 18 juin 1911.
26.« Assez de surenchère et de violence », La Tribune de la voie ferrée, cité dans Le Temps, 17 juillet 1911.
27.« La prime contre le sabotage », Le Temps, 17 juillet 1911.
28.« Une note de l'Organisation de combat », La Guerres sociale, 5 juillet 1911.
29.« Où les bons bougres ne trouvent pas matière à se réjouir », La Guerre sociale, 5 juillet 1911.
30.« Pincé sur un poteau », Le Matin, 22 septembre 1911.
31.« Procès d'un saboteur », Le Radical, 28 octobre 1911.
32.Arch. Nat. F7/13332, « État numérique des sabotages commis sur les voies ferrées d’octobre 1910 au 18 juin 1913 », juin 1913. Cité dans Pinsolle, 2015.
33.Jean Jaurès, « Le principe d'erreur », L'Humanité, 20 septembre 1913.
34.Jean Jaurès, « Le sabotage impossible », L'Humanité, 18 septembre 1913.
35.Jean Jaurès, « Le syndicalisme contre le sabotage », L'Humanité, 11 septembre 1913.
36.Jean Jaurès, « Le sabotage impossible », L'Humanité, 18 septembre 1913.
37.Ibidem.
38.Jean Jaurès, « Syndicalisme et éducation », L'Humanité, 12 septembre 1913.
39.Jean Jaurès, « La légende du sabotage », L'Humanité, 13 septembre 1913.
40.G. Y., « Le sabotage n'est pas une légende », La Voix du peuple, 28 septembre 1913.
41.Francis Liberton, « Sabotage et politique », Le Libertaire, 4 octobre 1913.
42.Un saboteur, « M. Jaurès et le sabotage », Les Temps nouveaux, 27 septembre 1913.
43.« Jaurès et le sabotage », La Guerre sociale, 17 septembre 1913.
44.Jean Jaurès, « Le sabotage impossible », L'Humanité, 18 septembre 1913.
45.Jean Jaurès, « “Agis seul” », L'Humanité, 27 septembre 1913.
46.L. Calinaud, « Invitation à la valse », La Voix du peuple, 13 octobre 1913.
47.Léon Jouhaux, « Le sabotage », La Bataille syndicaliste, 27 septembre 1913.
48.Emile Pouget, « Autour d'une discussion : le sabotage ouvrier », La Guerre sociale, 8 octobre 1913. Cette référence manquait dans la réédition 2016 de Trop jeunes pour mourir.
49.L. Henriot, « L'ouvrier consciencieux et honnête pratique le sabotage intelligent », La Bataille syndicaliste, 3 octobre 1913.
50.Lire page 179.
51.A. Picart, « L'ouvrier et le sabotage », La Bataille syndicaliste, 1er octobre 1913.
52.Michel, « Ne dédaignons pas les moyens d'action », Le Libertaire, 11 octobre 1913.
53.G. Y., « Le sabotage n'est pas une légende », La Voix du peuple, 28 septembre 1913.
54.Compte-rendu du congrès CGTU de 1922, pages 469-470.
55.Ratel, 2000, page 181.
56.Elsig, 2015, pages 73-79.

http://tropjeunespourmourir.com/post/13 ... eed%3Apost
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Re: "Trop jeunes pour mourir (1909-1914)"

Messagede pit le Sam 7 Jan 2017 22:55

Trop jeunes pour mourir
Le Mardi 10 janvier à Millau (12), à 20h30, à la Fabrick, 9, rue de la Saunerie
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Re: "Trop jeunes pour mourir (1909-1914)"

Messagede pit le Sam 21 Jan 2017 21:58

[Audio] Trop jeunes pour mourir - présentation

Présentation en public, par l'auteur, du livre "Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914)". Enregistré à la librairie Black Market, à Dijon, le 15 décembre 2014.

à écouter : https://soundcloud.com/guillaume-davran ... esentation
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Re: "Trop jeunes pour mourir (1909-1914)"

Messagede pit le Jeu 20 Avr 2017 17:10

Une chronique de René Berthier dans Le Monde libertaire de février 2017.

Jʼarrive après la bataille pour rendre compte du livre de Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir, paru en novembre 2014,édité par LʼInsomniaque et Libertalia. Bien entendu aucune excuse nʼest recevable, mais je me console en disant que ce livre restera un ouvrage de référence et quʼun an et quelque de retard nʼest pas bien grave. Il faut dire quʼil fait tout de même 540 pages.

Ce livre arrive à point, même sʼil ne traite que des années 1909-1914, mais ce sont des années clés de lʼhistoire du mouvement ouvrier et anarchiste. Davranche nʼa dʼailleurs pas choisi la facilité car ces cinq années-là ne représentent pas une époque flamboyante et héroïque de lʼhistoire ouvrière mais de recul, quelque chose comme le début de la fin.

Mais cʼétait un travail absolument nécessaire, parce que ces années-là sont peu étudiées : un travail en profondeur permettra dʼéclairer lʼhistoire qui a précédé le déclenchement de la Grande Guerre et de remettre en perspective nombre dʼidées reçues, en particulier celle de la « trahison » du syndicalisme révolutionnaire – une question que jʼavais moi-même ébauchée dans Kropotkine et la Grande Guerre, Les anarchistes, la CGT et la social-démocratie face à la guerre (Éditions du Monde libertaire, 2015),

Trop jeunes pour mourir sʼouvre donc le 25 février 1909 avec lʼélection du réformiste Louis Niel, représentant du Livre, à la direction confédérale de la CGT… à une voix de majorité. Niel sera rapidement « éjecté » car le courant révolutionnaire reste puissant dans la CGT : « Les révolutionnaires qui tiennent tous les postes clefs à la Grange-aux-Belles (1) vont lui mener la vie dure » (p. 13) et il démissionnera rapidement (en mai). Mais les réformistes nʼont pas dit leur dernier mot. L’élection de Niel est le symptôme de deux choses:

a) Les échecs successifs de mouvements de grève violents, notamment à Villeneuve-Saint-Georges en août, qui ont abouti à lʼarrestation de presque tout le bureau confédéral. Niel est donc venu occuper lʼespace laissé vacant par Griffuelhes.

b) La montée progressive et irrépressible du courant réformiste dans la CGT, dont Davranche nous fait revivre dans le détail les affrontements que cela a provoqué dans la CGT, et les enjeux.

Il nous fait en particulier revivre les débats qui ont opposé les « syndicalistes révolutionnaires » et les militants quʼil désigne sous lʼappellation dʼ« anarchistes syndicalistes », une classification que je trouve bien plus pertinente que celle de Jacques Julliard qui distinguait entre « politiques » et « ultras » (p. 16). Plus pertinente parce que la distinction que fait Julliard est plutôt subjective alors que lʼexpression « anarchiste syndicaliste » existait bien à lʼépoque et désignait une tendance bien réelle. Remarquons que Davranche, à juste titre, nʼutilise pas le terme « anarcho-syndicaliste », qui ne désignera un courant à part entière quʼaprès la Révolution russe.

Les trois pages denses consacrées aux « politiques » et aux « ultras » méritent quʼon sʼy arrête car elles tentent de proposer une classification, une « typologie » du mouvement libertaire dʼalors. Lʼintérêt dʼune typologie est de fournir un outil permettant de mieux comprendre les motivations et les projets des militants quʼon classe ainsi – étant entendu qu’il ne faut pas en faire un absolu.

Davranche montre que la CGT a été « pilotée par une coalition de révolutionnaires » qui a fini par constituer un courant à part entière : le syndicalisme révolutionnaire. C’est au sein de ce courant que se trouvent les sensibilités « politique » et « ultra ». Cette sensibilité « politique » serait la plus importante, regroupant blanquistes, allemanistes et anarchistes, « dont la coalition a engendré, entre 1903 et 1906, le syndicalisme révolutionnaire ». Les « ultras » constitueraient l’aile gauche des « politiques », constituée « presque exclusivement des anarchistes ou des syndicalistes jusqu’au-boutistes ».

Cette analyse est à mettre en relation (ou en confrontation) avec celle de deux auteurs sud-africains, Michael Schmidt et Lucien van der Walt, dont le livre, Black Flame, est devenu dans les pays anglo-saxons et en Amérique latine une sorte de « Bible » du plateformisme (peut-être sans que les auteurs l’aient voulu, d’ailleurs). Pour ces auteurs, le mouvement libertaire est constitué de deux courants :le courant insurrectionnel (minoritaire) et l’« anarchisme de masse ». Selon eux, « le syndicalisme révolutionnaire est une variante de l’anarchisme » (2). Mais ils vont plus loin : ceux des syndicalistes révolutionnaires qui récusent la filiation explicite avec l’anarchisme agissent « par ignorance ou par négation tactique de leur lien avec l’anarchisme » (3). Ils précisent même que « le syndicalisme révolutionnaire est par essence une stratégie anarchiste » (4), qu’il est une « stratégie anarchiste de masse et qu’il devrait être compris ainsi, indépendamment de ce que ses partisans soient ou non conscients de sa généalogie anarchiste » (5).

La typologie de Michael Schmidt et Lucien van der Walt, très dogmatique, est donc fondée sur une vision a-historique et idéaliste du mouvement libertaire et syndicaliste révolutionnaire, sur une approche qui amplifie de manière extrême le lien existant entre ces deux courants, ce qui rend en fait impossible de définir avec précision à la fois leurs convergences et leurs différences.

A cette typologie, on peut opposer celle que propose Gaetano Manfredonia dans Anarchisme et changement social (6) qui fournit des issues extrêmement convaincantes aux impasses méthodologiques dans lesquelles les deux auteurs sud-africains se sont engagés. Manfredonia distingue trois types idéaux : le type insurrectionnel, le type syndicaliste et le type éducationniste-réalisateur. L’originalité de son point de vue réside dans le fait qu’il n’enferme pas l’anarchisme dans des cases imperméables les unes aux autres, comme l’avait fait la « Synthèse » de Sébastien Faure : il distingue différents types d’activités (et non de positions idéologiques) propres au mouvement libertaire et qui peuvent évoluer selon que les circonstances exigent un type plutôt qu’un autre. Insurrectionalisme, syndicalisme et éducationnisme-réalisateur ne s’opposent pas, ils peuvent se succéder chronologiquement ou cohabiter dans des proportions variées selon le contexte politique et social – ce que Davranche exprime peut-être en disant que les deux courants qu’il identifie « ne se donnent pas les mêmes priorités » (p. 17), mais « lʼun nʼest pas moins libertaire que lʼautre » : il n’établit pas de cloison entre les différents courants du mouvement entre lesquels il y a « une hostilité déclarée, mais pas de clôture hermétique » (page 211). Cette digression sur les « typologies » montre qu’il y a un réel besoin de compréhension du mouvement libertaire dans sa diversité et une volonté de sortir des cadres hérités des années 1920 – « plateformisme » et « synthèse anarchiste ».

Le sujet qui intéresse Davranche dans Trop jeunes pour mourir est évidemment la manière dont les anarchistes ont tenté de sʼopposer au réformisme et au bellicisme – les deux n’allant pas forcément ensemble, dois-je préciser. Et il veut montrer que les militants de la Fédération communiste anarchiste, qui deviendra en 1913 la Fédération communiste anarchiste révolutionnaire, ont joué un rôle déterminant: « de 1911 à 1914 (…) la FCA aura été parmi les plus intransigeants adversaires de la guerre » (p. 516). Mais la Fédération communiste anarchiste ne sʼest formée quʼen 1912, prenant la suite dʼune organisation créée en novembre 1910 sous le nom de Fédération révolutionnaire communiste : cʼest en quelque sorte la première organisation anarchiste « spécifique » en France.

Pourquoi une apparition aussi tardive? Jusquʼalors, La Guerre sociale de Gustave Hervé (pp. 33-36 et 129-136) constituait un pôle dʼattraction pour les révolutionnaires; titrant à 50.000 exemplaires (contre 5.000 pour le Libertaire), le discours radical et enflammé de cette publication séduisait les militants les plus radicaux. La FCA vint à point pour contrebalancer la démagogie verbeuse de Gustave Hervé et détacha définitivement lʼanarchisme de lʼhervéisme.

Trop jeunes pour mourir développe le tableau détaillé de la résistance à la guerre pendant les cinq années qui ont précédé le désastre. Il centre son travail sur le mouvement anarchiste organisé mais il traite largement du Parti socialiste, de Gustave Hervé et de sa Guerre sociale et naturellement de la CGT. Cependant le lecteur qui chercherait dans ce livre une grande synthèse bien cadrée faite de schémas simplistes sera déçu. Le travail de Davranche est plutôt pointilliste. La période décrite est d’une extraordinaire complexité et le mérite du livre est d’avoir restitué cette complexité mais en rendant l’exposé agréable à lire : on plonge littéralement dans lʼextraordinaire fourmillement de débats et de luttes du mouvement anarchiste et de la CGT. Et surtout, on perçoit cette sorte dʼattirance-répulsion qui caractérisa lʼanarchisme et le syndicalisme révolutionnaire. Davranche nous montre également lʼextrême violence des luttes sociales de lʼépoque et la répression féroce qui les accompagnait.

On trouve dans lʼouvrage de Davranche le portrait de nombreux militants… et militantes, trop peu nombreuses, comme Thérèse Taugourdeau, couturière, militante de la CGT et de la FCA. Sa galerie de portraits fournit une lumière nouvelle sur quelques images d’Épinal du mouvement anarchiste : Louis Lecoin, par exemple, était à lʼépoque une tête brûlée, pas du tout lʼapôtre de la non-violence quʼon connaît. On apprend également lʼexistence dʼun organisme jusquʼalors inconnu: le « Comité féminin contre la loi Berry-Millerand, les bagnes militaires et toutes les iniquités sociales », dont Thérèse Taugourdeau fut la première secrétaire (pp. 326-328).

L’intérêt de Trop jeunes pour mourir est de développer un certain nombre de points qui me paraissent essentiels et souvent très actuels, comme par exemple le débat sur le « fonctionnarisme syndical » (pp. 403 et 460-462). Davranche évoque le cas de la Fédération du Livre, « devenue parangon du réformisme pour avoir maintenu Keufer trente ans à son poste » (p. 460). Une remarque qui reste encore parfaitement actuelle…

Nous avons également un exposé détaillé de la situation du mouvement individualiste (p. 209 sq., 312), du climat délétère qui y règne, expliquant pourquoi « un certain nombre de militants, écœurés par l’individualisme, passent à l’anarchisme révolutionnaire avec armes et bagages » (p. 108). Une nette prise de distance avec l’individualisme (auquel est implicitement assimilé le terrorisme) se fait jour. Jean Grave publie dans Les Temps nouveaux un article impitoyable pour Bonnot (p. 222), à propos duquel E. Armand écrit en 1912 :« Je n’avais pas imaginé que l’illégalisme dût aboutir à cela. »

Davranche tente de mettre en lumière les enjeux et les contradictions qui divisaient le mouvement libertaire sur la stratégie syndicale à mener. Nous sommes à une période charnière de la lutte des classes où la confrontation violente a trouvé ses limites (sauf à mener à la révolution sociale) et où la pratique de la médiation ne s’est pas encore imposée. Par « médiation », j’entends à la fois la négociation et le compromis syndical, et le recours au Parlement pour régler les questions sociales. Cette mutation en cours n’est pas forcément perçue de manière consciente par les militants, mais elle est là, et elle a inévitablement un impact sur eux. Les militants (et dirigeants) les plus réalistes comprennent que la confrontation permanente n’est plus possible. Les défaites successives de la CGT dans les grèves sont pour quelque chose dans ce constat.

Par ailleurs, le mouvement socialiste, qui a longtemps été divisé et pour tout dire incohérent – division et incohérence qui ont largement fait le lit du syndicalisme révolutionnaire – s’est récemment unifié, en 1905, et commence donc à constituer une alternative sérieuse au syndicalisme révolutionnaire. Plutôt que de parler de « politiques » et d’« ultras », on pourrait parler de « réalistes » et de « gauchistes ». Ces deux sensibilités vont connaître une situation d’attraction-répulsion pendant un temps, dont le congrès d’Amiens fournit un bon exemple : la motion qui deviendra la « charte d’Amiens » fut votée par une écrasante majorité des délégués, y compris anarchistes, mais les différents courants libertaires se divisèrent de nouveau sur la motion antimilitariste d’Yvetot : anarchistes-syndicalistes et syndicalistes libertaires s’opposeront sur cette question. Mais la grève générale de 1912, qui constitua en quelque sorte un baroud d’honneur avant le déclenchement de la guerre – et dont il n’y eut aucun équivalent en Allemagne – fut votée à une écrasante majorité, à la grande fureur des réformistes.

Pour terminer, je tiens à dire que la conception du livre, sa maquette, les illustrations, les index qu’elle contient en font un outil remarquable. Et une carte du « Paris ouvrier ».

Un regret cependant : l’absence de référence à Maurizio Antonioli, qui a écrit une étude, récemment rééditée, intitulée Bakounine entre syndicalisme révolutionnaire et anarchisme. Organismes spécifiques et organismes de masse : le débat au début du siècle (1907-1914) (7), qui pourtant s’inscrit parfaitement, par le sujet et la période traités, dans le cadre du travail de Guillaume Davranche. Cette étude, initialement écrite pour le centenaire de la mort de Bakounine (1876) et traduite en français pour le second centenaire de sa naissance (2014), expose dans le détail les débats souvent passionnés qui eurent lieu au sein du mouvement libertaire français et italien sur les liens entre anarchisme et syndicalisme révolutionnaire et sur la question de la filiation entre Bakounine et le syndicalisme révolutionnaire. L’étude montre la « redécouverte » des thèses bakouniniennes sur le syndicalisme, en grande partie grâce à James Guillaume ; elle révèle l’extrême surprise éprouvée par nombre de militants en découvrant que leurs pratiques au sein du mouvement syndical n’était que l’application de ce que le révolutionnaire russe avait décrit. Mais Antonioli montre aussi le rejet progressif, par certains anarchistes, de cet héritage. L’affirmation (évidente selon moi) de Bakounine comme précurseur du syndicalisme révolutionnaire aurait permis à Davranche de citer le révolutionnaire russe au moins une fois dans son ouvrage. Ce qui ne retire absolument rien à l’intérêt considérable du travail effectué par notre camarade d’Alternative libertaire.

René Berthier, juillet-octobre 2016
1.Maison des fédérations de la CGT.

2.« Syndicalism is a variant of anarchism » (p. 16). Rappelons qu’en anglais, syndicalim (et en allemand syndikalismus) se traduit par « syndicalisme révolutionnaire ». Le syndicalisme « ordinaire » est le trade unionism.

3.« … which does not make so explicit a connection, due to ignorance or a tactical denial of the link to anarchism… » (Black Flame p. 16).

4.Black Flame, p. 16)

5.Cf. Black Flame : « Syndicalism, in essence, is an anarchist strategy, not a rival to anarchism » (p. 16) ; « Syndicalism was a mass anarchist strategy and should be understood as such, regardless of whether its proponents are aware of its anarchist genealogy » (p. 170).

6.Editions Atelier de création libertaire, 2007.

7.Éditions Noir & Rouge, 2014.


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