BOUHEY, Vivien. "Le mouvement anarchiste à travers les sources policières de 1880 à 1914".
L’exemple de la Côte-d’Or : poursuite d’un débat sur le terrain des sources départementaleshttp://raforum.info/spip.php?article6176 Sommaire * I. Le débat
* II. Question de méthode
* III. Le mouvement anarchiste
* IV. Autour des attentats (...)
* V. 1891-1894 : autour des (...)
* VI. Conclusion I. Le débatComprendre le fonctionnement du mouvement anarchiste en France est possible grâce à la presse de l’époque (dont les journaux anarchistes), grâce aux souvenirs des contemporains (dont ceux des compagnons eux-mêmes) et enfin grâce aux archives policières : bien sûr la série F7 des Archives Nationales ; éventuellement les séries I des Archives Municipales et U des Archives Départementales ; mais avant tout à la série M des Archives Départementales, qui, pour appréhender l’histoire du mouvement de 1880 à 1914 dans nombre de départements comme par exemple la Côte-d’Or, est pratiquement notre seule source : en effet, en Côte-d’Or, la presse locale et régionale est presque muette sur les activités des anarchistes locaux de 1880 à 1914 ; dans la presse anarchiste d’expression française, il n’y a alors que quelques très rares communiqués de compagnons de Côte-d’Or ou encore quelques rares encarts concernant le mouvement anarchiste en Côte-d’Or, souvent peu fiables [5]. Par ailleurs, aucun compagnon de Côte-d’Or n’a couché par écrit ses souvenirs ; pour ce qui est de la série I, les Archives Municipales de Dijon ne disposent en 2I 1/1019 Police Politique, que d’un petit dossier concernant les milieux anarchistes et socialistes entre 1893 et 1894 ; la série U est difficilement exploitable dans le département compte tenu de l’imprécision des inventaires ; enfin la série F7 des Archives Nationales est pratiquement muette sur leurs activités.
Toutefois l’écriture d’une histoire de l’anarchisme en France [6] à partir de la série M expose l’historien à un certain nombre de critiques [7] : en se fondant sur les informations délivrées par ces rapports de police, ces notes, ces directives préfectorales pour lesquels il n’existe pratiquement aucun contrepoint d’un point de vue archivistique, il risquerait de nombreuses erreurs. Surtout – et la critique est ici beaucoup plus grave – il ne pourrait approcher une réalité nécessairement filtrée et travestie par le regard policier, des policiers persuadés que le mouvement anarchiste serait alors une organisation centralisée avec des donneurs d’ordres et des agents exécuteurs préparant un complot (c’est ce que nous appellerons « la théorie du complot ») [8], donc une réalité bien éloignée d’une part de ce qu’est fondamentalement l’anarchisme (un rejet sans concession de toute autorité), et d’autre part de ce que les historiens de l’anarchisme décrivent du mouvement du point de vue de ses structures de 1880 à 1914 : une nébuleuse de groupes constitués sur la base des affinités et vivant la plupart du temps repliés sur eux-mêmes [9]. Or pour étayer ce postulat concernant le mouvement anarchiste à travers le regard policier, il n’existe aucune étude à l’échelle nationale et très peu de travaux dans les départements français [10]. C’est la raison de cet article portant sur la Côte-d’Or de 1880 à 1914 [11], qui explicite un certain nombre de réflexes méthodologiques que nous avons eus en travaillant ces dernières années sur les sources policières, et qui, effectuée à l’échelle de la France, aurait été une autre thèse [12] Nous entendrons ici par : « regard policier » : 1. La façon dont les mouchards et les fonctionnaires – du fonctionnaire subalterne en passant par le brigadier de gendarmerie, le commissaire spécial, le commissaire central, le préfet ou le ministre de l’Intérieur – interprètent la réalité anarchiste qu’ils appréhendent 2. La façon dont ils transcrivent cette réalité 3. Enfin, la façon dont cette transcription nous est parvenue.
De cette étude, nous attendons des réponses à diverses interrogations, en rappelant une nouvelle fois que le débat sur ce qu’est le mouvement en France à la fin du XIXe siècle, si l’on veut vraiment le faire avancer, ne peut se trancher sans une étude minutieuse de cette série M dont Jean Maitron avait d’ailleurs déjà souligné l’importance [13] : dans quel contexte ce regard a-t-il été porté sur le mouvement ? Comment caractériser ce regard policier porté sur l’anarchisme de 1880 à 1914 dans le département et peut-on d’ailleurs parler d’un regard policier ? Rend-t-il le chercheur dépendant de la théorie du complot telle que nous l’avons définie ? Et si ce n’est pas le cas : qu’est-ce que les sources policières nous apprennent sur le mouvement ?
II. Question de méthodePour l’historien, le regard policier porté sur l’anarchisme français au début des années 1880, tel que nous avons pu le définir, n’est pas sans poser problème puisqu’il nous éloigne de la réalité du mouvement pour plusieurs raisons :
Première raison, parce qu’il nous parvient grâce à des sources qui ont été plus ou moins bien conservées au fil du siècle (nombre de pièces ont en effet été détruites, déclassées ou perdues dans la plupart des départements), et cela sans que nous ayons accès à l’historique de cette conservation : en effet, si nous savons que certaines pièces concernant l’activité des groupes anarchistes fin XIXe en Côte-d’Or ont été versées aux Archives Départementales par le cabinet du préfet en 1941 (SM 75-76) et en 1951 (SM 7505, 7580 et 7793), il n’est pas possible d’identifier la date et la provenance des autres versements. De même, nous ne saurons jamais en fonction de quelles logiques ces sources ont été conservées : d’ailleurs y en a-t-il eu une ? Cette conservation n’a en effet pas été le résultat d’une opération concertée au niveau des services producteurs, mais bien du hasard, et les archivistes ne peuvent par exemple expliquer pourquoi certains rapports n’existent pas pour telle ou telle année et pourquoi aucun rapport d’indicateur ou de fonctionnaire subalterne de Côte-d’Or n’a été conservé. Enfin, pour ce qui est des pièces qui nous sont parvenues, elles ont été inventoriées avec plus ou moins de précision et reclassées en fonction d’autres logiques propres au travail des archivistes. Donc pour ces raisons, l’historien ne peut ici travailler que sur un regard policier tronqué et reconstruit [14].
Deuxième raison, parce que nous sommes tributaires d’une part de la capacité des mouchards et des fonctionnaires à appréhender la réalité du mouvement à travers leurs enquêtes (de la capacité des mouchards et des fonctionnaires à surveiller au plus près la vie des groupes et des isolés, à la reconstituer, à vérifier les informations surprenantes, à prendre contact avec leurs homologues dans d’autres départements pour suivre une piste ; bref, de leur capacité à enquêter consciencieusement et méthodiquement) et d’autre part de la façon dont leurs supérieurs leur ont demandé de travailler : dans certains départements par exemple, les préfets enjoignent à leurs subordonnés de cibler au plus près la population anarchiste, tandis que dans d’autres, pour certains préfets, le mot « anarchiste » n’est qu’« une étiquette placée sur des formes de déviance sociale violente dont le degré de conscience politique est inégal » [15], voire commode pour désigner les socialistes dans leur ensemble : ainsi en décembre 1893, le préfet de la Loire indique lui-même au ministre de l’Intérieur qu’il faut compter parmi les « anarchistes » qu’il lui a signalés pour son département cette « secte particulière des socialistes tellement révolutionnaires qu’il est difficile de ne pas la confondre avec les anarchistes puisque les uns et les autres poursuivent la destruction de la société » [16]. Bref, nous sommes tributaires de leur capacité à obéir à leur hiérarchie et à bien faire leur métier, un métier qui d’ailleurs, pour certains d’entre eux comme les commissaires de police par exemple, n’est pas sans évoluer de 1880 à 1914 [17].
Troisième raison, parce que nous nous heurtons, pour appréhender le regard policier porté sur l’anarchisme dans le département, à la manière dont les mouchards et les fonctionnaires ont transcrit leur perception de la réalité anarchiste de 1880 à 1914, cela à travers : 1. La sélection des faits qu’ils auront opérée 2. L’existence d’une information plus ou moins importante en fonction des mois et des années, résultat de leurs enquêtes sur le terrain ainsi que des consignes que leur auront transmis leur hiérarchie à l’échelle locale et nationale 3. L’existence dans les archives de pièces plus ou moins variées, cela en fonction des années, voire des mois (rapports de synthèse, notices individuelles, listes, signalements, comptes rendus de réunion, télégrammes de recherche…), des pièces pouvant éventuellement s’éclairer les unes les autres 4. Le vocabulaire qu’ils auront utilisé, un vocabulaire qu’il est difficile d’analyser : ainsi quand les gendarmes ou les policiers parlent de « chefs » anarchistes, ce mot, qui n’a sans doute d’ailleurs pas le même sens pour chacun d’entre eux, se rapporte-t-il dans leur esprit à une autorité institutionnalisée au sein d’une organisation structurée ou tout simplement à un meneur s’insérant dans une hiérarchie informelle. Le mot "parti" quant à lui, qui ne renvoie alors évidemment pas à la réalité des partis politiques telle que nous la connaissons aujourd’hui, a un sens bien vague à l’époque, et ne nous indique certainement pas que ceux qui l’emploient sont persuadés d’avoir affaire à une organisation très structurée. Par ailleurs, lorsque nous trouvons sous la plume des agents de la répression des mots comme « secte », « coreligionnaires », « adeptes », « criminels », on peut encore se demander si ces derniers, banalisés dans le cadre de la lutte contre l’ennemi d’extrême gauche, ne sont pas devenus simplement synonymes de l’ennemi à abattre et de son organisation.
Quatrième raison, parce que finalement, la réalité du mouvement est une réalité subjectivée en fonction de plusieurs paramètres : en fonction du poste d’observation qu’occupent tous ces agents de la force publique (d’un point de vue géographique et hiérarchique). En fonction de leur sensibilité au climat politique local et national ainsi qu’aux pressions de la presse et de l’opinion publique. En fonction de ce qu’ils savent de l’anarchisme (et ils en savent – ou pensent en savoir davantage au début des années 1890 qu’au début des années 1880 –), en premier lieu lorsqu’ils veulent identifier les compagnons sans les confondre par exemple avec des socialistes ou des socialistes révolutionnaires. En fonction des attentes de leur hiérarchie. En fonction de la pression du « groupe policier » au sein duquel il existe sans nul doute une représentation collective des anarchistes et de leur mouvement. Autant d’éléments qu’il faudrait pouvoir prendre en compte lorsqu’il s’agit d’interpréter ces sources.
Appréhender le mouvement anarchiste à travers les sources policières, c’est donc tenter de le saisir à travers trois prismes : celui d’une réalité interprétée, interprétation dont nous n’avons pas toutes les clés ; celui de la transcription de cette réalité avec sa part d’erreurs, d’omissions et de transformations plus ou moins volontaires ; celui enfin de la conservation des sources et de ses logiques depuis la fin du XIXe siècle, dont une partie nous échappe.
III. Le mouvement anarchiste en Côte-d’Or à travers le regard policier de 1882 à 1885 : un mouvement qui se résume à François Monod [18]
1. Le climat politique localPour ce qui est du climat politique dans lequel se déroulent les premières enquêtes concernant les éventuels anarchistes de Côte-d’Or ainsi que leurs activités, il est difficile à appréhender. L’inventaire des cartons consacrés à la surveillance de l’opinion publique en Côte-d’Or (1 M 232 : « Effets produits sur l’opinion publique du département par des événements importants ») ainsi que la consultation des trop rares rapports préfectoraux mensuels adressés à l’Intérieur concernant l’état du département (1 M 214) de même que celle des rapports mensuels et périodiques des sous-préfectures au préfet de Côte-d’Or (1 M 220) donnent en effet de très maigres résultats sur cette question. Reste la presse de l’époque ainsi que les rapports des fonctionnaires de police ou des gendarmes, souvent trop partiels. Mais le climat politique est a priori dépassionné. On ne trouve en effet aucun article sur les anarchistes dans les journaux du département à l’époque, ce qui indique que la question anarchiste ne préoccupe ni les journalistes ni l’opinion publique dans la région. De même, les rapports mensuels des préfets et des sous-préfets de Côte-d’Or (certes soucieux de rassurer le pouvoir central) nous montrent des populations dans leur ensemble très attachées aux institutions républicaines et surtout préoccupées des effets du climat sur les récoltes (particulièrement au moment des vendanges) : ainsi en 1879, le préfet rassure le ministre de l’Intérieur dans une note dont la tonalité est celle de nombre de rapports de police ou de gendarmerie postérieurs – au moins jusqu’en 1886 – : le département est parfaitement calme ; les variations climatiques et leurs conséquences sur les productions agricoles locales sont seules à l’origine de troubles violents parmi les populations [19]. Enfin, il en va de même des rapports de police ou de gendarmerie qui nous renseignent sur l’état de l’opinion publique à l’époque : le commissaire de police de Dijon considère en 1882 par exemple que « la population ouvrière est calme » [20], tandis que le brigadier commandant la brigade de Venarey estime en octobre 1882 que, dans toute la circonscription de la brigade, « […] tout le monde est très tranquille » [21].
Toutefois, si a priori l’opinion publique semble calme, les enquêtes ne s’en déroulent pas moins dans un contexte régional particulier qui n’a sans doute pas été sans incidence sur ce regard policier. D’abord à cause des agissements de la « Bande Noire » de Montceau-les-Mines au début des années 1880 [22]. ; ensuite, en 1882, à cause de l’« attentat de l’Assommoir » à Lyon et de la tentative d’assassinat par un jeune ouvrier sans travail, Fournier, d’un de ses patrons dans l’Isère, à la suite d’une grève des tisseurs [23] ; enfin en 1883, à cause du « procès des 66 » qui se déroula à Lyon : autant d’événements dont la presse de Côte-d’or se fait alors l’écho [24]. Rappelons également que ce que le procureur qui instruit le dossier de la « Bande Noire » de Montceau-les-Mines appelle « le foyer empesté de Genève » n’est pas loin [25]. Si le département paraît calme, les autorités ont donc probablement peur d’une contagion révolutionnaire en Côte-d’Or, comme en témoigne par exemple, pour la circonscription de Venarey, un rapport de gendarmerie qui tente de faire le point sur ce risque [26] :
« […] Les habitants n’ont que du dégoût et de l’horreur pour ces choses [les troubles qui se passent à Montceau-les-Mines, Lyon] et restent dans la plus grande tranquillité ».
Par ailleurs, dans le département, un certain nombre de lettres annonçant des attentats à l’explosif, qui s’avèreront finalement être de mauvaises plaisanteries, montrent que, pour une frange de la population, les actions des révolutionnaires de Lyon ou celles des membres de la « Bande Noire » ne sont pas passées inaperçues : lettre de menaces au maire de Nuits [27] par exemple où menaces de mort à l’encontre du cafetier de Pouilly [28].
2. Les investigations policièresDans ce contexte, les autorités locales portent un regard appuyé sur un certain nombre de petits – comparés à l’agitation que connaît par exemple Lyon à la même époque – événements qui se produisent dans le département : en janvier 1882, la tentative de création d’une « Fédération socialiste ouvrière de la Côte-d’Or » à Dijon ayant pour fonction de fédérer les chambres syndicales du département, qui n’obtient finalement pas de sanction légale ; les agissements d’un certain Louis Bertrand, un ouvrier enfourneur travaillant à la tuilerie de Pouilly, qui colporte le Droit Social [29] et L’Etendard révolutionnaire [30] dans la région entre février et octobre 1882 ; l’envoi par un « Groupe anarchiste révolutionnaire des Laumes » d’une « adresse » assez violente au Droit Social dans son numéro 10 du dimanche 16 avril 1882, signé L.B. ; l’envoi de lettres de menaces « anarchistes », comme celle annonçant au maire de Nuits que les « principaux établissements vont sauter prochainement tels que la mairie, les églises et tout établissement laïque ou religieux », signée : « Un groupe anarchiste ami de ceux de Montceau » ; la venue en octobre 1882, à côté de Semur, d’un certain Dumay, ouvrier du Creusot et gérant supposé de L’Etendard Révolutionnaire, qui rend visite à son oncle travaillant dans une usine métallurgique.
Les enquêtes se font alors très tatillonnes, et les sources nous livrent seulement, sur ces « menées anarchistes » (pour reprendre l’expression des fonctionnaires de l’époque) le regard de chefs de service et d’unité, voire d’élus (les rapports de fonctionnaires subalternes et d’indicateurs n’ont pas été conservés [31] et nous n’avons donc qu’un aperçu bien incomplet de ce regard policier) dans le cadre d’enquêtes menées à échelle départementale, régionale et nationale, sans doute parce que certains fonctionnaires sont inquiets des contacts qui pourraient exister entre les anarchistes, ou supposés tels, de différents départements : ainsi, pour ce qui est de l’affaire Bertrand, ces rapports, ces notes ou ces courriers émanent, entre autres, du préfet de Côte-d’Or, des sous-préfets de Beaune et de Semur, du Secrétaire Général pour la police de Lyon, du commissaire central de Dijon, du commissaire spécial en poste à Bellegarde, de capitaines de gendarmerie, de la direction de la Sûreté Générale à Paris, de maires [32]... Et dans ce cadre, les impulsions viennent pour l’essentiel des autorités locales, qui informent le ministère de l’Intérieur dans un second temps ou lorsque ce dernier peut faire avancer l’enquête grâce à des éléments dont ne disposent pas les autorités locales.
Par ailleurs, il faut signaler qu’au tout début de ces années 1880, l’essentiel des rapports et de la correspondance interne conservés aux Archives Départementales témoigne dans son ensemble d’un regard policier professionnel, attentif et le plus neutre possible porté sur les individus qui sont les objets de ces enquêtes ainsi que sur le mouvement (nous entendons par "neutre" et "professionnel" le fait qu’il n’y a dans ces archives policières pas de place pour des jugements de valeur, que les renseignements qui nous parviennent restent toujours très factuels, et qu’il y a enfin un vrai souci de la part des enquêteurs de les vérifier quand c’est possible) : comptes rendus de réunions ; signalement de l’arrivée de tel individu ; mention de telle action tentée par tel compagnon tel jour... Cela dit, on constate aussi qu’une minorité de fonctionnaires dont nous ne savons pratiquement rien sauf qu’ils servent la République (nous n’avons pas pu consulter leurs dossiers individuels), sans preuves tangibles, utilisent un vocabulaire indiquant que, pour ce qui est du mouvement anarchiste, ils envisagent l’existence – ou sont convaincus de l’existence – d’une organisation relativement structurée aux ramifications nationales ou internationales, plus ou moins centralisée, disposant éventuellement de ce que Marianne Enckell appelle des « exécutants disciplinés » [33] : dès le début des années 1880 en effet, pour ces fonctionnaires, il pourrait exister en Côte-d’Or non pas un mais des groupes anarchistes discrets à Dijon et aux Laumes, comme en témoignent respectivement en 1882 puis en 1884 un communiqué adressé par un « Groupe anarchiste révolutionnaire », des Laumes au Droit social [34] ainsi qu’une affiche anarchiste de 1884 signée « Les Groupes anarchistes de Dijon » [35] ; ces groupes feraient partie d’une organisation plus vaste, plus structurée et centralisée : en 1882, le communiqué adressé des Laumes au Droit Social devient, dans une note du préfet du Rhône à son collègue de Dijon [36], un acte d’adhésion du groupe des Laumes, dont le « correspondant » serait un certain Bertrand, à la « Fédération révolutionnaire lyonnaise », ce dont il n’est nullement question dans le communiqué (qui est seulement un message de soutien aux anarchistes lyonnais dans leur action [37]), et quatre mois après, la Sûreté Générale (1er bureau) s’inquiète à nouveau, à propos du même communiqué, d’une affiliation [38] possible du groupe des Laumes à « un comité anarchique révolutionnaire » [39] ; de même en 1882, une lettre anonyme du 27 octobre dont l’auteur menace de faire sauter le cafetier de Pouilly s’il n’en chasse pas tous les « buveurs de sang » , qui commence par ces mots : « Comité exécutif révolutionnaire, section du centre » et se termine par : « Le délégué aux explosions », est prise dans un premier temps très au sérieux par le chef d’escadron commandant la Cie de gendarmerie de Côte-d’Or [40] . Enfin en 1884, François Monod, dans une lettre du préfet de l’Ain au préfet de Côte-d’Or, devient « l’un des correspondants les plus actifs de la section française dans l’Est avec les révolutionnaires anarchistes de Genève », « désignés par ces derniers comme dépositaire des écrits et des publications de divers documents de propagation de l’idée qu’ils cherchent à répandre » ; grâce à lui « la propagande anarchiste-communiste-révolutionnaire est alimentée dans le rayon de Dijon » [41]. Pour conclure, il est encore question dans ces mêmes rapports ou notes de l’existence au sein du mouvement anarchiste de « chefs » [42], d’« adeptes » [43] et d’« agents » [44].
L’apparition de cette idée selon laquelle les anarchistes feraient partie d’une mystérieuse organisation centralisée et fonctionnant grâce à des donneurs d’ordres semble alors naître 1. De la confrontation des agents de l’autorité à l’inconnu, à l’insaisissable (ils ne parviennent pas à savoir ce qu’est ce mouvement anarchiste en gestation dont les contours sont flous, et plaquent sur le mystère un vocabulaire inquiétant, souvent hérité du passé, notamment de l’histoire des Internationales) 2. Elle naît également de quelques anarchistes eux-mêmes comme Monod, qui, pour donner davantage d’importance au mouvement, transforment la réalité locale en signant un placard qu’il a peut-être écrit seul : « Les groupes anarchistes de Dijon » [45] 3. Elle naît encore du vocabulaire utilisé par de probables mystificateurs comme celui qui menace le cafetier de Pouilly [46] 4. Elle naît des contacts que les anarchistes entretiennent les uns avec les autres et des événements qui se déroulent dans les départements frontaliers, notamment en Saône-et-Loire et dans le département du Rhône, avec toujours cette crainte d’une contagion révolutionnaire qui se produirait grâce à des agents au service d’une organisation révolutionnaire centralisée et ramifiée.
Or que pouvons-nous alors savoir des anarchistes de Côte-d’Or à travers les sources policières si l’on confronte les informations factuelles dont nous disposons à celles qui nous laisseraient penser qu’il existerait une mystérieuse « Internationale noire » au sens où nous l’avons défini dans un précédent article [47] ?
3. Le mouvement anarchiste en Côte-d’Or au début des années 1880Nous savons d’abord que la question anarchiste dans le département, s’il n’y a pas d’effet d’archives, semble se poser aux autorités à partir de 1882, sans doute à cause des événements de Montceau-les-Mines ou de Lyon. Mais y a-t-il bien des anarchistes à cette époque dans le département ? Il n’y a sans doute pas de groupes anarchistes dans le département avant 1886 (d’ailleurs, il faut alors s’entendre sur ce que l’on appelle « groupe anarchiste » [48]), et les seuls individus sur lesquels se braque le regard policier sont d’abord Louis Bertrand, qui habite Venarey du 7 février 1882 au 27 septembre, puis Pouilly, qui est colporteur de journaux anarchistes, mais sur lequel on ne sait rien d’autre [49] ; ensuite Dumay, peut-être gérant de L’Etendard révolutionnaire de passage à Montzeron près de Semur pour visiter son oncle et dont la police s’inquiète de savoir s’il est venu faire de la propagande ; enfin François Monod. Ce dernier est un agitateur qui colporte un temps La Tenaille [50], qui a des contacts avec des ouvriers sans travail de Lyon et a également des liens avec Genève d’où il reçoit des lettres et des paquets, mais dont rien n’indique dans les sources avant 1884 qu’il soit anarchiste, une étiquette politique qu’il assume seulement lors de la publication cette année là par ses soins d’un placard au nom des « groupes anarchistes de Dijon » [51]. Monod est-il inséré dans une vaste organisation hiérarchisée et centralisée ayant des ramifications nationales et internationales avec des donneurs d’ordres et des agents exécuteurs ? Rien ne l’indique non plus : la tentative de création d’une « Fédération socialiste ouvrière de Côte-d’Or » en 1882, qui n’était d’ailleurs pas anarchiste, a été un échec, et elle n’a eu aucun lien avec des organisations extérieures au département ; il n’y a aucune preuve de l’existence de groupes anarchistes à Dijon ou aux Laumes (dont il est seulement fait mention respectivement dans un placard de 1884 [52] et dans un communiqué à un journal en 1882 [53]), ce d’autant qu’en dehors de Monod, il n’est pas fait mention dans les sources d’autres « anarchistes » dans le département : il s’agit sans doute d’inventions, respectivement de François Monod et de Louis Bertrand ; par ailleurs, aucune autre source ne vient confirmer la lettre du préfet de l’Ain présentant Monod comme le rouage institutionnalisé d’une organisation centralisée et hiérarchisée [54]. En revanche, les contacts de Monod avec des anarchistes de Genève sont plus que probables dès 1884 [55] et confirmés deux ans plus tard par des informateurs de la Sûreté Générale à Genève [56], de même qu’il reçoit en 1885 Terre et Liberté de Paris [57] en entretenant des liens avec la rédaction du journal et qu’il héberge des individus de passage dans le besoin - peut-être anarchistes - comme un certain Berthoud, auquel il cherche du travail [58] mais dont nous ne savons toutefois rien de l’engagement politique [59]. Quelle est la nature de ses liens avec des anarchistes militants dans des foyers assez dynamiques du mouvement comme Lyon, Genève ou Paris ? Comment se sont-ils tissés ? Enfin, quel a été le rôle de Monod en tant qu’anarchiste de Côte-d’Or à partir de 1884 au sein du mouvement où la Côte-d’Or revendique une place ? Sans doute aucun dans les menaces d’attentats en Côte-d’Or qui, pour celle de Nuits comme pour les autres, ont probablement été le fait de « triste[s] mystificateur[s] » [60]. En revanche, il a eu un rôle dans le mouvement des ouvriers sans travail à l’échelle régionale puisque des sources policières, à la fois lyonnaises et dijonnaises, signalent sa présence en septembre 1884 à Lyon lors d’une réunion des ouvriers sans travail au cours de laquelle il se fait connaître par la violence de son discours et distribue 280 exemplaires d’un placard imprimé à Dijon : « Pourquoi il y a des anarchistes ? D’où vient la misère ? » [61]. Enfin, il a eu un rôle dans la propagande écrite, ce de diverses manière 1. Envoi de communiqués et d’articles aux journaux anarchistes paraissant à l’extérieur du département 2. Rédaction et impression à Dijon du placard : « Pourquoi il y a des anarchistes ? D’où vient la misère ? » tiré à 6000 exemplaires selon les dires de l’imprimeur et à 10 000 selon Monod [62] grâce à de petites économies ou à des quêtes dans les milieux ouvriers 3. Diffusion de ce placard à Lyon et au Creusot notamment, soit lors de ses déplacements, soit grâce à des compagnons de passage, ou encore à la poste avec des complicités sur place [63] 4. Redistribution d’imprimés anarchistes en provenance d’autres groupes français (ainsi le Forçat du travail publié à Bordeaux en 1885-1886 parvient à Monod, qui le redistribue par exemple en septembre 1885 à Dijon – certains spécimens du journal sont conservés aux Archives Départementales de Côte-d’Or – ) [64] mais également en provenance de Genève (ainsi, en décembre 1885, le commissaire spécial de Dijon, qui avait été prévenu par la Sureté que l’anarchiste Régis Faur de Saint-Etienne [65] avait adressé à Monod plusieurs exemplaires d’une brochure vraisemblablement éditée à Genève, intitulée Les Fruits de la terre, constate que Monod distribue cette brochure en ville [66]), et notamment, participation au circuit de distribution du Révolté tel que nous avons pu le décrire dans notre thèse [67]. Quant à savoir si Monod participe à ce circuit de distribution parce qu’il a été « désigné » comme « dépositaire » par « les anarchistes de Genève » [68], c’est très improbable compte tenu des idéaux des compagnons, notamment de leur refus de toute autorité : comme d’autres à la même époque, il assume ce rôle de fait et de plein gré, sans avoir été « désigné ». François Monod est donc bien en 1884 un anarchiste militant très actif qui sait quelles sont une partie des actions entreprises par le mouvement dans les autres départements et à l’étranger. Il contribue à la propagande, notamment écrite, dont la diffusion repose sur des réseaux qui se sont constitués sur la base des affinités et par nécessité dans le cadre de l’action [69] ; il est un rouage non institutionnalisé d’une organisation anarchiste (dans le sens le plus large que l’on peut donner à ce mot [70]), et son engagement non formalisé y témoigne de formes de militantisme qui trouvent un regain aujourd’hui.
Les fonctionnaires de Côte-d’Or attachés au maintien de l’ordre n’ont donc a priori pas travaillé sous pression, mais le regard qu’ils portent sur le mouvement, dont témoigne le vocabulaire utilisé dans certains rapports ainsi que la manière de conduire les enquêtes, a probablement été influencé par le contexte régional dans lequel elles se sont déroulées, qui leur laissait penser que les premiers anarchistes pouvaient faire partie d’une vaste organisation éventuellement structurée sur le modèle des Internationales. Ce regard, qui est tronqué, est alors en fait double : 1. Dans une minorité de rapports, il est empreint de l’idée qu’il existerait peut-être une Internationale noire avec des donneurs d’ordres dont les contours restent très flous 2. Dans la majorité des sources, il est précis, factuel et le plus neutre et professionnel possible (au sens ou nous avons défini "neutre" et "professionnels" ci dessus) par rapport à son objet. Dans tous les cas, ces deux regards s’éclairent l’un l’autre, et le premier regard nous permet de dépasser le second.
IV. Autour des attentats de Dijon et de Lyon en 1887 : un regard policier qui évolue dans un contexte neuf1. Les inquiétudes de l’IntérieurSi l’absence de sources n’est pas un effet d’archives, les autorités de Côte-d’Or se montrent à nouveau plus attentives aux activités des anarchistes dans le courant de l’année 1886. Et c’est, semble-t-il, à l’initiative du pouvoir central que le regard des autorités en Côte-d’Or se braque à nouveau sur eux, un regard que nous appréhendons alors à travers des sources plus nombreuses et plus variées émanant encore une fois pour la plupart d’entre elles d’élus ainsi que de chefs de service et d’unité dont nous ne savons presque rien. Ces pièces témoignent d’une part des contacts existant entre la Sûreté Générale (1er et 4e bureaux) – en demande de renseignements sur l’anarchisme dans le département – et le préfet de Côte-d’Or, qui rend compte de la situation, et d’autre part des contacts entre ce même préfet de Côte-d’Or et le commissaire central ainsi que le commissaire spécial de Dijon (ce dernier apparaît alors dans les sources), qui attendent ses directives et l’informent sur l’anarchisme dans le département. Il faut par ailleurs noter que, à moins d’un effet d’archives, la collaboration directe de département à département, entre services, paraît pratiquement nulle à cette époque pour ce qui est des informations relatives au mouvement anarchiste, contrairement à la période précédente, l’Intérieur les centralisant et les redistribuant d’un département à l’autre.
Ce qui inquiète alors le pouvoir central, c’est à nouveau la question des contacts qui existeraient entre compagnons : la recherche d’une éventuelle organisation qui serait le ressort de l’action, et cela dès 1886. La Sûreté Générale à Paris, 1er bureau, a en effet été informée par des indicateurs genevois que François Monod et un certain Alphonse Janodet [71] « reçoivent des courriers de Genève » à leurs adresses respectives, 40, rue Berthier et 28, rue d’Auxonne à Dijon [72] ; elle demande alors des informations concernant ces deux individus, ainsi qu’un troisième, Charles Gevin [73], au préfet de Côte-d’Or [74], qui transmet ces demandes au commissariat central et au commissariat spécial de Dijon. En réponse, ces deux services fournissent les renseignements suivants : deux notices détachées (les premières dont nous disposons pour les individus considérés comme anarchistes en Côte-d’Or, et donc un nouvel outil pour l’historien), et l’information selon laquelle Janodet reçoit alors le Révolté, comme Monod d’ailleurs [75].
A travers l’existence de ces contacts, ce qui l’inquiète également et qui n’est pas sans conséquences sur le regard policier, ce sont les attentats ou les tentatives d’attentats qui ont lieu à Dijon en 1887 et qui pourraient peut-être avoir un lien avec les attentats « anarchistes » de Lyon du 8 février 1887 [76] : le 28 janvier 1887, une boîte à mitraille en bois, en forme de dé dont le couvercle est fixé par des fils de fer, est découverte dans un arbre creux en face du numéro 28 du Cour du Parc à Dijon [77] ; le 8 février 1887 au soir, vers onze heure trois-quarts, deux bombes (de la poudre et des débris de fonte fortement serrés par un fil de fer dans deux sacs) explosent sans faire de victime, l’une sous le portique du Palais de justice, l’autre devant l’église Saint-Jean [78] ; dans la semaine du 6 au 13 février 1887, une bombe composée d’une boîte en bois enveloppée de fils de fer est découverte à l’appui d’une des fenêtres de l’habitation d’un avocat de Dijon [79] ; le 21 mars 1887, un certain Musset trouve dans un urinoir situé en face du commissariat de Dijon une boîte explosible en sapin de vingt centimètres de haut et de sept centimètres de large, contenant un mélange de chlorate de potasse et de sucre d’environ 800 grammes [80]. La mèche en était allumée, mais un « défaut de fonctionnement » avait empêché un « grave accident » [81].
L’enquête concernant ces attentats ou ces tentatives d’attentats n’aboutira pas, et ils cessèrent au printemps 1887 sans que l’on sache pourquoi. Mais s’agissait-il d’actes anarchistes conscients ? Dès lors, fallait-il voir une coïncidence dans la concomitance de ces explosions, un phénomène d’imitation ou encore des tentatives d’attentats résultant d’initiatives concertées à l’échelle, au moins, du couloir séquano-rhodanien ? Ces questions sont relayées par certains journalistes locaux qui n’hésitent pas à imaginer, en 1887 au moins, l’existence d’un « complot » (mais à quel niveau : régional, national, international ? Emanant de quelle structure : d’un groupuscule agissant en électron libre au sein du mouvement ou d’une organisation structurée avec une vraie hiérarchie institutionnalisée ?), ce dont témoigne par exemple un article paru dans le numéro 219 du Bien Public le 11 août 1887 : ce dernier signale que « plusieurs tentatives d’attentats présentant manifestement le caractère de la ‘ propagande par le fait ’ préconisée par les anarchistes, se sont produites à Dijon et à Lyon en décembre, janvier et février dernier » et que « la simultanéité de ces divers attentats, la similitude des procédés et des matières employées permettent de croire à l’exécution d’un mot d’ordre unique, à l’existence d’un complot » [82].
2. Une opinion publique locale plus sensible aux actions des anarchistes de Côte-d’OrDans ce contexte, l’opinion publique de Côte-d’Or, sur laquelle les rapports mensuels des préfets et des sous-préfets ne nous renseignent pas, semble avoir été plus attentive à la question anarchiste, surtout en février 1887, comme le montre le numéro 35 du Bien Public du 5 février 1887 :
« La population est émue par ces attentats. Les dégâts ont heureusement été nuls, mais le but évident des misérables qui viennent de commettre ces tentatives de crime était de causer quelques sinistres catastrophes comme par exemple de faire sauter une partie du Palais de Justice ou d’amener la destruction de l’église Saint-Jean. »
Le commissaire spécial de police de Dijon paraît de son côté plus inquiet de l’évolution d’une frange au moins de l’opinion publique en février 1887 : « Je crois qu’une agitation sociale peu ordinaire règne parmi les ouvriers en général » [83]. Et quand à l’été 1887 s’ouvre le procès de Monod et de Naudet pour tentative d’assassinat sur le procureur de la République de Dijon, le commissaire central de police de Dijon rassure le préfet ; il a pris les mesures nécessaires :
« A l’approche de l’ouverture de la session des Assises [...], j’organise un service extraordinaire de surveillance : des rondes parcourent certaines parties de la ville depuis 11 heures du soir jusqu’à 4 heures du matin. La surveillance des anarchistes deviendra plus étroite de manière à prévenir tout événement. Je crois, Monsieur le Préfet, qu’il n’y a rien à craindre en ce qui concerne les anarchistes de Dijon. »
3. Un regard policier qui se pose avec davantage d’acuité sur les anarchistes de Côte-d’OrCe climat et ces événements n’ont bien sûr pas été sans conséquences sur le regard policier, et les autorités locales se sont légitimement posé les mêmes questions que les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, que les journalistes et qu’une frange de la population, et ils sont d’abord à l’affût d’éventuels « conciliabules » – pour reprendre le vocabulaire utilisé dans certains rapports – entre anarchistes, au moins à l’échelle locale ou régionale, qui auraient permis ce "complot" : le 9 février 1887, le commissaire spécial de police de Dijon écrit que les affaires de Dijon et de Lyon seraient liées et qu’une réunion ayant eu lieu les 3 et 4 décembre 1886 serait à l’origine des attentats : auraient été présents lors de cette dernière des Dijonnais comme Monod, des Lyonnais comme Montfouilloux [84], qui auraient rencontré à Vienne (Isère) des hommes comme Toussaint Bordat [85] ou Pierre Martin [86]. Le 3 mars 1887, un rapport annonce pour le 5 mars une réunion anarchiste à Chasse (Isère) ou à Saint-Cyr-sur-le-Rhône (Rhône), au cours de laquelle les membres les plus militants de Vienne, Saint-Etienne, Roanne, Lyon, Grenoble auraient discuté « des moyens de propagande révolutionnaire pour la région » [87]. De même, les sources lyonnaises exploitées par Marcel Massard montrent qu’à Lyon, les autorités se posent les mêmes questions : ces sources se font en effet l’écho de rencontres – pour la plupart invérifiables – qui auraient eu lieu dans la région : des anarchistes bien identifiés dont il donne les noms auraient été à l’origine de l’attentat visant le palais de justice de Lyon ; ils seraient venus de Genève, auraient été ensuite « délégués par les groupes suisses pour visiter les compagnons français », et après l’attentat, se seraient rendus à Vienne (Isère), à Saint-Etienne, puis à Dijon le 19 février, où ils auraient dû rencontrer Monod. Toutefois, à l’annonce de l’arrestation de ce dernier, ils se seraient dirigés sur le Creusot, et seraient même venus à Lyon où ils auraient rencontré Montfouilloux, Vitre [88] et d’autres [89]. Enfin, on constate les mêmes préoccupations à la direction de la Sûreté Générale à Paris : une note en date du 9 mars 1887 émanant de la Sûreté (4e bureau) demande en effet au préfet de Côte-d’Or des renseignements sur Toussaint Bordat, Monod, et sur un certain Aubert, qui auraient habité Genève où ils se seraient rencontrés [90] ; Georges Aubert (sur lequel la police n’arrive en définitive pas à mettre la main et dont on peut finalement douter de l’existence), aurait été un agitateur lié aux anarchistes de Genève et de Lyon et serait compromis dans des attentats [91].
Par ailleurs, dans quelques très rares rapports (moins de 2 % des pièces) qui sont surtout ceux du commissaire spécial de Dijon, le vocabulaire utilisé laisse entendre que le complot aurait peut-être été fomenté au sein d’une organisation relativement structurée (au moins dans une zone géographique délimitée par Dijon, Lyon, Saint-Etienne, Vienne en Isère, Genève, qui, pour cette dernière, pour exprimer cette idée en langage contemporain, aurait été une sorte de base-arrière anarchiste [92]. Mais de quel type d’organisation ? 1. D’une « fraction » anarchiste pour reprendre les mots du commissaire spécial en 1888 [93] ? 2. D’un « parti » à la tête duquel se trouveraient des « chefs » donnant des mots d’ordre comme semble le soutenir le commissaire spécial de Dijon en 1887 (le 18 février 1887, le commissaire spécial de Dijon évoque dans un rapport les « chefs » du « parti anarchiste » [94] ; le 3 mars 1887, il signale des phrase énigmatiques « placées en post-scriptum sur les lettres de Monod » et « employées » par la plupart des compagnons « dans les correspondances qu’ils échangent » signifiant que « l’affaire aura lieu » [95]) sans que l’on sache réellement ce que ce dernier entend par « parti » et par « chef » : la façon dont le Littré définit le mot « parti » dans son édition de 1889 laisse une large place à l’interprétation [96] ! 3. D’une « secte » comme il l’écrit en 1889, comptant des « coreligionnaires » [97] dont certains seraient des « illuminés » (dans un rapport de la police des chemins de fer, on trouve pour la première fois en 1887 à l’occasion du procès de Monod et Naudet le mot « illuminé » [98] ; le 3 mars 1887, le commissaire spécial de Dijon utilise le mot « coreligionnaire » pour désigner les anarchistes [99] ; enfin le 26 avril 1889, il fait du mouvement une « secte » [100]) sans que là encore on sache si dans ses rapports, le commissaire spécial voit véritablement le mouvement comme une organisation close sur elle-même dans laquelle les membres seraient éventuellement introduits par des rites initiatiques, adopteraient des signes de reconnaissance et dont les réunions compteraient des rituels ? Encore est-ce nous qui précisons une définition qui, dans les dictionnaires de langue française de l’époque, reste bien vague [101]. D’ailleurs, pour ce qui est du commissaire spécial, le fait qu’il désigne le mouvement à la fois comme un « parti », une « secte » ou une « fraction » ne plaide pour un usage précis de ces mots.
Aujourd’hui, l’historien, peut interroger cette perception policière de la réalité anarchiste dans la seconde moitié des années 1880 en s’appuyant sur d’autres sources, elles aussi policières, qui consistent dans leur très grande majorité en rapports toujours très factuels sur les compagnons et sur leurs activités : donc sur un deuxième regard policier sur les anarchistes.
4. Un mouvement anarchiste qui prend consistance en Côte-d’OrCes dernières nous montrent alors que le mouvement paraît prendre consistance en Côte-d’Or (d’ailleurs comme dans d’autres départements de province au milieu des années 1880 [102]), notamment à travers quelques individus qui apparaissent dans les rapports et pour lesquels, pour certains d’entre eux, comme nous l’avons signalé, les premières « notices détachées » sont rédigées au commissariat central ou au commissariat spécial : il s’agit d’Alphonse Janodet et de sa femme en 1886 ainsi que de Charles Gevin ; en 1887, de Pierre Forgemont, Pierre Naudet, Angel Diatz, François Arthot et sa femme ; enfin en 1889, de Dominique Cabaillot. Pourquoi ont-ils été fichés comme anarchistes et le sont-ils ? Sont-ils des militants, des adhérents ou des sympathisants tels que nous avons pu définir ces catégories dans un précédent article [103] ? Pour la plupart d’entre eux, ils ont été fichés comme « anarchistes » parce qu’ils lisaient les journaux anarchistes ou faisaient de la propagande (ce ne sont ni des délinquants, ni des socialistes) même s’il est difficile de mesurer leur degré d’implication au sein du mouvement : Alphonse Janodet et sa femme l’ont été en raison de leurs liens avec Monod, dont ils partagent les convictions et avec lequel ils ont tenté de mettre sur pied la « Fédération socialiste ouvrière de Côte-d’Or » en 1882 [104] ; Forgemont [105] , parce qu’il essaie d’organiser une « conférence » pour Monod en février 1887, à l’endroit où il habite [106] : lui aussi a participé à la tentative de création de la « Fédération » [107] ; Pierre Naudet [108], parce qu’il est inculpé avec Monod de détention de substance explosive en 1887 ; Charles Gevin [109], à la demande de l’Intérieur, parce qu’il reçoit le Révolté en 1886 [110] ; Dominique Cabaillot [111], à cause de ses fréquentations anarchistes ainsi que de son attitude, puisqu’il se revendique ouvertement comme anarchiste a été chassé de l’arsenal pour cette raison en 1887 [112] ; Angel Diatz [113] qui s’installe Dijon après avoir vécu en Espagne, à cause de son passé anarchiste [114] ; Arthot [115] et sa femme, parce qu’ils reçoivent régulièrement des exemplaires du Révolté par centaines en 1887 [116]. D’un point de vue sociologique, il s’agit surtout d’hommes, d’artisans ayant dépassé la trentaine.
Quant à savoir si, à partir de ces sources policières, le mouvement, en 1886-1888, serait une organisation structurée et hiérarchisée ou encore une « secte » ? Elles nous montrent que le mouvement n’a rien à voir avec ce type d’organisation, ce qui serait d’ailleurs bien inattendu de la part des anarchistes : on ne remarque en effet à l’échelle locale à travers les sources policières l’existence d’aucune structure rigide, d’aucune hiérarchie formalisée, tandis qu’aucun compagnon ne reçoit des ordres. De même ce monde n’apparaît absolument pas comme s’isolant de l’extérieur entre autres grâce à des rituels secrets et à des signes de reconnaissance. Elles témoignent en revanche :
1.Qu’il y a, à la base du mouvement en Côte-d’Or, à Dijon, un petit « groupe » informel (dans le sens le plus large que l’on puisse donner à ce mot utilisé par le commissaire central de Dijon en 1888 [117]), aux contours flous, sans lieu de réunion précis et sans réunion régulière apparemment, dont les individus qui le composent, au moins pour une partie d’entre eux, se connaissent et se fréquentent, se soutiennent si nécessaire en gravitant autour de meneurs comme François Monod (bien connu de certains militants grâce à son activisme ainsi que grâce à des journaux anarchistes comme le Révolté, qui se fait l’écho de son procès en 1887), ou Arthot.
2. Que, grâce à la surveillance exercée par des agents de la Sûreté à l’étranger et grâce au travail du commissariat spécial de Dijon, comme Monod (qui entretient au moins des contacts avec Saint-Etienne grâce à Régis Faur [118], avec Paris où il se rend par exemple à la rédaction de du Révolté en février 1887 [119], avec Vienne dans l’Isère ou encore avec Lyon et Genève) les anarchistes de Côte-d’Or nouent ou ont noué plus ou moins temporairement des contacts avec des compagnons habitant en dehors du département, là encore sur la base des affinités, comme Gevin [120], Janodet [121], Arthot [122], ou Diatz [123].
3. Qu’à l’échelle régionale, ces hommes et ces quelques femmes n’hésitent pas à s’aider les uns les autres, la presse anarchiste jouant un rôle dans ce processus d’entraide : à Vienne (Isère), un rapport du 10 juin 1887 nous apprend ainsi que le groupe local a envoyé des secours à une fille de Dijon dont le père est détenu politique [124] ; en mars 1887, des collectes au sein des groupes à Lyon, Vienne (Isère) et Saint-Cyr-sur-le-Rhône auraient été organisées en faveur de la femme de Monod [125] ; à l’été 1887, après la condamnation de Monod à trois ans de prison pour « détention de substances explosibles » et celle de Naudet à trois mois de prison pour complicité, le commissaire spécial de la police de Dijon dénonce les contacts entre anarchistes lyonnais et dijonnais en indiquant que les Lyonnais ont envoyé des sommes d’argent à leurs compagnons de Côte-d’Or emprisonnés [126], cela en se fondant sur un entrefilet du Révolté, indiquant les sommes versées aux détenus de Dijon par les Lyonnais pour les aider : soit 10 francs [127]. L’entraide est donc une dimension de la vie du mouvement qui se fait plus nette à travers les sources dans cette partie du couloir séquano-rhodanien sans que l’on puisse en tirer de conclusion sur un possible renforcement des liens entre les groupes qui s’y trouvent à cette époque.
4. Que, pour ce qui est des « conciliabules » qui auraient eu lieu à l’échelle régionale entre compagnons de Côte-d’Or, du Rhône, de Genève, de l’Isère..., si aucune source ne permet de vérifier leur réalité, il y a un tissu de suspicions et un constat : dans les autres départements dans lesquels il existe des groupes anarchistes à la même époque, on sait avec certitude que, de manière informelle, pour préparer telle ou telle action ou dans le cadre d’une sociabilité anarchiste entretenue bien au-delà du groupe, les militants les plus impliqués des différents groupes se rencontraient avec plus ou moins de régularité : ce fut ici au moins le cas pour préparer l’anniversaire du 18 mars (des réunions eurent lieu le 19 mars 1887 à cet effet à Vienne, Lyon et Saint-Cyr-sur-le-Rhône), anniversaires participant, comme dans d’autres régions, de la construction d’une mémoire du mouvement à échelle locale et nationale [128].
5. Enfin que les activités des compagnons sont alors de différents types. Les membres les plus militants essaient de faire du prosélytisme en organisant des conférences publiques, comme lorsque Forgemont tente d’organiser une conférence pour Monod dans un café à Yzeure (Côte-d’Or), conférence à laquelle quelques habitants s’opposent et qui n’aura pas lieu [129]. Ces compagnons font également œuvre de propagande écrite, et à cette occasion, sont capables (sans que l’on connaisse la périodicité de ces affichages ni celle des distributions d’imprimés dans les rues de Dijon ou dans les campagnes avoisinantes) de distribuer ou d’afficher sur place des placards, brochures ou journaux imprimés à l’extérieur du département. Pour ce qui est de la propagande écrite, ils sont alors dépendants (aucun imprimé n’est signalé comme l’œuvre des compagnons de Dijon [130]) de ce que nous avons pu définir comme des « pôles » anarchistes [131] à l’échelle du territoire national (notamment de Paris) voire à l’échelle internationale (Genève) : ainsi un rapport du commissaire central au préfet nous apprend qu’en 1886, un Manifeste anarchiste-International antipatriotique dont un spécimen se trouve aux Archives Départementales, vraisemblablement édité à Genève [132], a été apposé sur les murs de Dijon [133] ; de même un rapport du 13 mars 1887 nous apprend que Monod a à nouveau reçu quelques mois auparavant de Régis Faur de Saint-Etienne une centaine d’exemplaires des Produits de la Terre [134] ; le 16 juillet 1887, le commissaire spécial de Dijon signale au préfet de Côte-d’Or qu’Arthot de Dijon a reçu une centaine d’exemplaires du Révolté imprimés à Paris [135] ; enfin, le 28 juillet 1887, un nouveau rapport du commissaire spécial indique que le compagnon Diatz, arrivant de Marseille en Côte-d’Or, reçoit des paquets de brochures et journaux (notamment le Révolté de Paris) qu’il distribue à d’autres [136]. Pour finir, ces compagnons ont peut-être pensé, de leur propre initiative ou en concertation avec des anarchistes de Lyon et de Genève entre autres, à la propagande par le fait, mais rien ne permet de l’affirmer (hors la troublante coïncidence des attentats de Lyon et de Dijon du 8 février 1887 contre des objectifs semblables), et dans ce cadre, le procès de Monod et Naudet pour tentative d’assassinat sur un procureur de Dijon a surtout pour intérêt de nous donner l’occasion, pour une fois, de confronter les sources anarchistes aux sources policières, puisque le Révolté, dans sa rubrique Mouvement social, nous raconte leur arrestation, leur détention, et les conséquences familiales de leur emprisonnement. On apprend ainsi qu’après l’arrestation de Monod, son fils aîné a été jeté avec une telle brutalité dans la voiture qui devait le conduire chez les bonnes sœurs que son bras a traversé la vitre et qu’il s’est blessé [137] ; que sa femme a été arrêtée alors qu’elle était prête de mourir d’une maladie [138] ; que leurs enfants ont été victimes de mauvais traitement de la part des bonnes sœurs de l’hôpital où ils avaient été placés [139], qu’ils y ont été baptisés de force [140] et que lors de leur interrogatoire par le juge d’instruction, ce dernier a tout fait pour qu’ils « chargent » leur père, ce qu’ils n’ont bien sûr pas fait [141] ; que Naudet et Monod ont subi des mauvais traitements, des insultes et des privations en prison [142] et que le père de Naudet en est mort de douleur [143] ; enfin que la femme de Monod est revenue sur des aveux forcés faits en prison sous la menace de ne pas revoir ses enfants [144]. On remarquera que le Révolté tente ici surtout d’exalter le courage de Monod et de sa femme tout en montrant la façon abjecte dont ils sont traités, cela alors que les sources policières nous montrent au même moment un couple qui se déchire [145].
6. Bref, que le mouvement a forci en Côte-d’Or et qu’il n’est plus question pour la police ou la gendarmerie de consacrer des dizaines de rapports aux communiqués de groupes anarchistes plus ou moins fantaisistes comme c’était le cas au début des années 1880.
Tenter de cerner le regard policier dans les années 1886-1888, c’est donc tout d’abord savoir que ce regard est tronqué, comme dans les années 1880, parce nous n’aurons jamais accès à un certains nombre de pièces qui ont été perdues ou détruites (notamment les rapports des fonctionnaires subalternes et des indicateurs). Ensuite, c’est l’appréhender à travers de nouveaux types de sources comme les premières « notices détachées » ou les premiers « signalements », des sources également sensiblement plus nombreuses : sur l’ensemble des sources conservées dans les années 1880, 38 % des pièces correspondent à la période 1882-1884 et 62 % d’entre elles à la période 1885-1890 (plus particulièrement à la période 1887-1890). C’est l’appréhender dans un contexte particulier qui n’est pas sans l’influencer : celui d’attentats ou de tentatives d’attentats qui ont lieu à un même moment dans la région et qui peuvent donner corps à la thèse d’un complot préparé par une organisation aux contours vagues, proche du parti ou de la secte. C’est ce qui inquiète l’Intérieur, qui commence à prendre en main la répression, et ce dont certains journalistes sont persuadés, tandis qu’une inquiétude palpable gagne une frange de la population. Pour autant, c’est toujours l’appréhender à travers un double regard : d’abord celui qu’exprime la très grande majorité des sources, qui est un regard technique et départi de tout jugement de valeur à travers des rapports toujours très factuels, cela même dans un contexte plus sensible. Ensuite, le regard du commissaire spécial de Dijon, commissaire qui utilise un vocabulaire pouvant nous laisser imaginer qu’il pense avoir affaire à une organisation avec ses rites et ses signes de reconnaissance, hiérarchisée, dont les membres pourraient obéir à des donneurs d’ordres. Et c’est ce double regard qui nous permet, en interrogeant le second, de nous en affranchir pour montrer que le mouvement est composé d’individus et de groupes en contacts via des réseaux, qu’il est hiérarchisé dans les faits, polarisé, et qu’il est animé par des individus solidaires partageant une même culture politique : il est ainsi bien une organisation au sens où nous avons utilisé et défini ce mot au cours d’un précédent article [146].