En 1883 : Le premier procès spectacle de l’anarchisme

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En 1883 : Le premier procès spectacle de l’anarchisme

Messagede pit le Sam 16 Mar 2013 15:14

En 1883 : Le premier procès spectacle de l’anarchisme

Du 8 au 28 janvier 1883 se déroule à Lyon le procès de 66 anarchistes. Leur crime ? « avoir (…) été affiliés ou fait acte d’affiliation à une société internationale, ayant pour but de provoquer à la suspension du travail, à l’abolition du droit de propriété, de la famille, de la patrie, de la religion, et d’avoir ainsi commis un attentat contre la paix publique. » C’est l’un des premiers « procès spectacles » de la justice bourgeoise contre l’anarchisme, annonciateur d’une répression judiciaire sans pareille.

La ville de Lyon connaît très tôt, par le biais de différents mouvements, une effervescence sociale très dense, que ce soit durant la célèbre révolte des canuts dans les années 1830 ou encore la Commune de Lyon en 1870, faisant de la ville l’une des pionnières des révoltes ouvrières en France. Au début de l’année 1881 se forme la Fédération révolutionnaire de la région de l’Est, regroupant les militants révolutionnaires de cette région. Les anarchistes dominent très largement cette Fédération, qui tente de participer à la reconstruction d’une Internationale affaiblie à la suite des premières scissions du mouvement ouvrier international [1].

Dans la région lyonnaise, le mouvement anarchiste naissant jouit d’un développement très important. Des groupes se créent et de multiples périodiques anarchistes voient le jour au début des années 1880 : Le Droit social, L’Étendard révolutionnaire, La Lutte, etc [2]].

Dans la même période, dans la région minière de Montceau-les-Mines, des mouvements ouvriers très durs éclatent, aboutissant à un soulèvement généralisé à la mi-août 1882. Ces émeutes et actions violentes, menées en partie par le groupe anarchiste La Bande noire, ont un retentissement considérable dans tout le pays.

Les anarchistes lyonnais prennent fait et cause pour ce mouvement à travers leur presse et des réunions de soutien. La censure des journaux, très dure, ne parvient pas à faire taire la solidarité. Aussi, le gouvernement bourgeois, républicain modéré, va adopter une nouvelle tactique pour s’attaquer au mouvement libertaire. Les événements de Montceau ont en effet laissé percevoir au gouvernement que le « complot » de l’Internationale dite « antiautoritaire » ne s’était pas éteint avec la loi de 1872 interdisant l’adhésion à une organisation internationale et qu’il fallait en finir avec les militants et la « doctrine » anarchistes et internationalistes.

De perquisitions en arrestations

Début octobre 1882, la répression contre les militants anarchistes est lancée. Des perquisitions ont lieu au siège des différents journaux. Des militants sont arrêtés, à Paris, et à Lyon bien sur. C’est le cas notamment de Toussaint Bordat et d’Émile Gautier. Mais loin de nuire à la propagande anarchiste, en emprisonnant ces orateurs et en muselant son expression, la répression ne fait que renforcer les convictions des militants. Et même au-delà. Dans la nuit du 22 au 23 octobre une bombe éclate dans le restaurant L’Assommoir où « se réunit la haute gomme bourgeoise, pour s’y vautrer dans les plus sales orgies » [3]. Le lendemain des bâtons de dynamite sont lancés contre un bureau de recrutement. La panique dans les rangs de la bourgeoisie se fait sentir. Cette vague d’attentats ne va qu’accentuer la répression policière et c’est l’anarchiste Cyvoct qui va payer le plus cher cette utilisation de la propagande par le fait. Bien que clamant son innocence il est condamné à mort en décembre 1882, sa peine est commuée en 1884 en travaux forcés au bagne d’où il est libéré en 1898.

Les arrestations se multiplient dans les milieux anarchistes de la région lyonnaise. Ce sont au total 52 anarchistes qui sont arrêtés, dont le théoricien de l’anarchisme-communisme, le « Prince » Pierre Kropotkine, installé à Thonon depuis 1881 et qui a multiplié les conférences dans l’Est de la France durant cette période.

L’agitation est de plus en plus forte dans la région. Louise Michel accourt pour multiplier les conférences en faveur des militants arrêtés, tente même vainement de lancer un soulèvement, elle finit expulsée de la cité lyonnaise. Élisée Reclus, qui ne fait pas partie des inculpés, fait la demande officielle d’être poursuivi au motif que lui aussi appartient l’Internationale.

Le procès débute finalement le 8 janvier 1883, mettant en cause 66 accusés, dont 14 en fuite.

Un procès pour tribune

Très tôt les anarchistes ont considéré qu’il était possible de tirer profit d’un tel procès en l’utilisant comme moyen de propagande et de publicité. Un public important et de nombreux journalistes se pressent pour assister aux débats. Les inculpés vont même faire parvenir une déclaration au président du tribunal protestant contre le nombre de policiers présents autour du tribunal, empêchent le public de pouvoir écouter les interventions des prévenus. Ils vont même jusqu’à écrire que « quand un pouvoir se décide à poursuivre tant d’inculpés à la fois, il faut au moins qu’il s’arrange de façon à ce que l’aménagement du local n’enlève pas à la défense la plus nécessaire de ses garanties : l’absolue publicité des débats » [4].

La lecture du compte-rendu du procès démontre l’éloquence des leaders du « parti anarchiste ». L’interrogatoire « pittoresque du prince Kropotkine » [5] qui pousse le procureur et le président dans leurs derniers retranchements. Mais bien plus que Kropotkine, c’est le militant Émile Gautier qui impressionne l’auditoire et les observateurs par son éloquence. L’un des procureurs signale au ministre de la Justice que « la plaidoirie d’Émile Gaultier, a été, à beaucoup d’égards remarquable, et, avec le prestige du talent, il s’était presque emparé de l’auditoire » [6].

Enfermer le péril anarchiste

Malgré une défense éloquente voire brillante, de très dures condamnations seront prononcées contre les inculpés : quatre ans de prison pour les « meneurs », tels Pierre Kropotkine, Emile Gautier, Joseph Bernard, Pierre Martin, Toussaint Bordat… et de six mois à trois ans pour 39 autres compagnons. En appel, les condamnations sont maintenues. Outre les condamnations des militants anarchistes, le procès permet de mettre en lumière le rôle joué par un agent provocateur, Georges Garraud, dans les événements, notamment en tant qu’excitateur. Ce « mouchard » a également joué un rôle important dans la condamnation de Cyvoct [7].

Le procès de Lyon est l’un des premiers procès d’envergure contre le mouvement anarchiste naissant, si l’on excepte les procès des communards qui ne peuvent être tous identifiés comme des anarchistes. Il inaugure une série d’arrestations et de jugements très médiatisés à l’époque : Émile Pouget, Louise Michel sont accusés d’être les instigateurs de pillages effectués par des « sans-travail » à Paris en mars 1883. Ils sont jugés coupables et condamnés à six ans de réclusion pour Louise Michel et huit ans pour Pouget. Ce n’est que grâce à l’amnistie des derniers prisonniers lyonnais, Kropotkine et Brossat en 1886, qu’ils parviendront à retrouver leur liberté.

La répression sévère que subit le mouvement anarchiste, en particulier ces principaux théoriciens et propagandistes, marque sans nul doute l’attachement du gouvernement bourgeois à ne pas laisser se développer un mouvement en pleine expansion. Mais il serait erroné de croire que l’enfermement des militants met un terme à leur engagement. Si l’on excepte le revirement notable d’Émile Gautier, qui deviendra un journaliste de la presse bourgeoise, l’ensemble des militants les plus investis ne renonceront pas à leur combat révolutionnaire pour l’émancipation des travailleurs et des travailleuses.

Guillermo (AL Angers)

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Quelques repères

14 mars 1872 : loi Dufaure qui interdit toute adhésion à une organisation internationale

1882-1884 : vague d’attentats de la Bande Noire, organisation « syndicale anarchiste » minière de Montceau-les-Mines

février 1882 : premier numéro du Droit Social à Lyon, l’un des premiers périodiques anarchistes en France

14 mars 1882 : début d’une vague de perquisitions et d’arrestations dans le milieu anarchiste lyonnais

14-15 août 1882 : soulèvement populaire dans la ville de Montceau-les-Mines

27 septembre 1882 : point d’orgue de la répression avec l’arrestation de 30 militants anarchistes

22-23 octobre 1882 : dans la nuit, attentat contre le restaurant « l’Assommoir » à Lyon

23 octobre 1882 : explosion à proximité d’un bureau de recrutement

12 décembre 1882 : condamnation à mort de l’anarchiste Cyvoct pour l’attentat de « l’Assommoir »

8 janvier 1883 : début du procès des « 66 »

19 janvier 1883 : déclaration des « 66 »

28 janvier 1883 : les inculpés sont reconnus coupables et condamnés. Les peines vont de trois mois à quatre ans de prison ferme

février-Mars 1883 : les procès en appel des « 66 » confirment les peines

janvier 1886 : libération de Kropotkine et de Bordat de la prison de Clairvaux

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Déclaration des 66 prévenus du 19 janvier 1883

Parmi les nombreuses déclarations des prévenus, celle que nous reproduisons ici présente sans doute le mieux l’état d’esprit dans lequel se trouvent les protagonistes lors du procès.

« Ce qu’est l’anarchie, ce que sont les anarchistes, nous allons le dire : les anarchistes, messieurs, sont des citoyens qui, dans un siècle où l’on prêche partout la liberté des opinions, ont cru de leur devoir de se recommander de la liberté illimitée.

Oui, messieurs, nous sommes, de par le monde, quelques milliers, quelques millions peut-être – car nous n’avons d’autre mérite que de dire tout haut ce que la foule pense tout bas – nous sommes quelques milliers de travailleurs qui revendiquons la liberté absolue, rien que la liberté, toute la liberté ! Nous voulons la liberté, c’est-à-dire que nous réclamons pour tout être humain le droit et le moyen de faire tout ce qui lui plaît, et ne faire que ce qui lui plaît ; de satisfaire intégralement tous ses besoins, sans autre limite que les impossibilités naturelles et les besoins de ses voisins également respectables.

Nous voulons la liberté, et nous croyons son existence incompatible avec l’existence d’un pouvoir quelconque, quelles que soient son origine et sa forme, qu’il soit élu ou imposé, monarchique ou républicain, qu’il s’inspire du droit divin ou du droit populaire, de la Sainte-Ampoule ou du suffrage universel.

C’est que l’histoire est là pour nous apprendre que tous les gouvernements se ressemblent et se valent. Les meilleurs sont les pires. Plus de cynisme chez les uns, plus d’hypocrisie chez les autres ! Au fond, toujours les mêmes procédés, toujours la même intolérance. Il n’est pas jusqu’aux libéraux en apparence qui n’aient en réserve, sous la poussière des arsenaux législatifs, quelque bonne petite loi sur l’Internationale, à l’usage des oppositions gênantes.

Le mal, en d’autres termes, aux yeux des anarchistes, ne réside pas dans telle forme de gouvernement plutôt que dans telle autre. Il est dans l’idée gouvernementale elle-même ; il est dans le principe d’autorité.

La substitution, en un mot, dans les rapports humains, du libre contrat, perpétuellement révisable et résoluble, à la tutelle administrative et légale, à la discipline imposée ; tel est notre idéal.

Les anarchistes se proposent donc d’apprendre au peuple à se passer du gouvernement comme il commence à apprendre à se passer de Dieu.

Il apprendra également à se passer de propriétaires. Le pire des tyrans, en effet, ce n’est pas celui qui nous embastille, c’est celui qui nous affame ; ce n’est pas celui qui nous prend au collet, c’est celui qui nous prend au ventre. Pas de liberté sans égalité ! Pas de liberté dans une société où le capital est monopolisé entre les mains d’une minorité qui va se réduisant tous les jours et où rien n’est également réparti, pas même l’éducation publique, payée cependant des deniers de tous.

Nous croyons nous, que le capital, patrimoine commun de l’humanité, puisqu’il est le fruit de la collaboration des générations passées et des générations contemporaines, doit être à la disposition de tous, de telle sorte que nul ne puisse en être exclu ; que personne, en revanche, ne puisse accaparer une part au détriment du reste.

Nous voulons, en un mot, l’égalité ; l’égalité de fait, comme corollaire ou plutôt comme condition primordiale de la liberté. De chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins ; voilà ce que nous voulons sincèrement, énergiquement ; voilà ce qui sera, car il n’est point de prescription qui puisse prévaloir contre les revendications à la fois légitimes et nécessaires. Voilà pourquoi l’on veut nous vouer à toutes les flétrissures.

Scélérats que nous sommes ! Nous réclamons le pain pour tous, le travail pour tous ; pour tous aussi l’indépendance et la justice. »



[1] Voir « Saint-Imier berceau de l’anarchisme ? », dans AL n° 220, septembre 2012 : http://www.alternativelibertaire.org/sp ... rticle4989

[2] Une partie de ces journaux numérisés est disponible sur le site [octaveguerin.minus.com->http://octaveguerin.minus.com/

[3] Le procès des anarchistes devant la police Correctionnelle et la Cour d’appel de Lyon, Ulan Press, 2012

[4] Le procès des anarchistes devant la police Correctionnelle et la Cour d’appel de Lyon, Ulan Press, 2012

[5] Le procès des anarchistes devant la police Correctionnelle et la Cour d’appel de Lyon, Ulan Press, 2012

[6] Le Courrier de Tourcoing, samedi 13 janvier 1883

[7] Jean Maitron, Le mouvement anarchiste. Tome 1. Des origines à 1914, Gallimard, 1992
http://www.alternativelibertaire.org/sp ... rticle5219
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Re: En 1883 : Le premier procès spectacle de l’anarchisme

Messagede pit le Dim 21 Déc 2014 04:35

Répression antisyndicale et anti-anarchiste en France de la fin de la Commune à la Grande guerre


Au lendemain de la Commune de Paris, le 22 mai 1871, Adolphe Thiers télégraphie aux préfets de la nouvelle République française : « Le sol est jonché de leurs cadavres ; ce spectacle affreux servira de leçon. » La répression de la Commune a été terrible : elle aurait fait, selon Édouard Dolléans, plus de cent mille victimes. On comprend dès lors que toute trace d’organisations ouvrières ait disparu. Pour éviter qu’elles ne se reconstituent, l’Assemblée nationale vote le 14 mars 1872 une loi – la loi Dufaure – qui punit l’affiliation à l’Internationale d’amendes, de prison, de privations de droits civils.

Il s’agissait aussi d’assurer la « protection » des populations ouvrières contre les grèves qui sont, comme chacun le sait, « le résultat d’une mauvaise pensée, le résultat d’un complot contre l’ordre social ». Il faut empêcher par la peur la reconstitution du mouvement ouvrier en France. La République se montre à cet égard beaucoup moins tolérante que le Second Empire. Chaque tentative de reconstitution d’une quelconque structure ouvrière, même la plus anodine, était suivie d’arrestations et de citations devant un conseil de guerre.

Première partie : http://www.monde-nouveau.net/IMG/pdf/-- ... re_par.pdf



On tient pour acquis que l’écrasement de la Commune de Paris a provoqué dans le mouvement ouvrier un traumatisme terrible dont il a eu beaucoup de mal à se remettre, et que ce traumatisme aurait été à l’origine des attentats anarchistes. Il n’est pas contestable que la répression fut effroyable et qu’elle provoqua un traumatisme, et que la réaction triomphante se montra ensuite implacable. On ne peut pas remettre ce constat en doute. Un climat de terreur s’était abattu sur le mouvement ouvrier, d’autant que le 14 mars 1872 avait été e votée la « loi Dufaure » qui punit de peines sévères tout individu membre de l’Internationale. Cependant, on s’aperçoit à l’examen qu’il n’a fallu à la classe ouvrière parisienne que deux ans pour réapparaître, timidement certes, mais de façon effective, et que rien ne put ensuite empêcher le renforcement de ses organisations.
Cette première période, qui s’achève vers 1890, connut de nombreuses luttes ouvrières :
Michelle Perrot 1 recense dans la période 1871-1890 2923 grèves.
Les grèves furent tout d’abord le prolongement des luttes engagées sous le Second empire, un peu comme si on reprenait les choses là où on les avait laissées. Puis il y a entre 1873 et 1877 une période difficile sous l’Ordre moral présidé par le maréchal Mac-Mahon, le massacreur de la Commune. Cette période de recul est suivie par un bond en avant entre 1878 et 1882. La récession entre 1883 à 1888 provoque une régression des grèves, qui repartent à partir de 1888. Significativement, le 1er mai 1890 a lieu la première tentative de grève à l’échelle générale du pays.

Seconde partie : http://www.monde-nouveau.net/IMG/pdf/re ... partie.pdf
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Re: En 1883 : Le premier procès spectacle de l’anarchisme

Messagede pit le Jeu 27 Aoû 2015 16:41

6 au 12 août 1894 : le procès des 30 (ou les lois scélérates à l’oeuvre)

Il y a 120 ans, le 6 août 1894, à Paris, s’ouvre le "Procès des Trente" devant la Cour d’Assises de la Seine. Le pouvoir et la police, désirant en finir avec "la propagande par le fait" et les agissements anarchistes, ont intensifié la répression contre le mouvement anarchiste grâce au vote des "lois scélérates" (bien avant les diverses "mesures anti-terroristes" actuelles).

Les « lois scélérates » sont une série de lois votées en France sous la Troisième République. Elles visaient à réprimer le mouvement anarchiste, responsable de nombreux attentats durant les années précédentes. L’expression fut notamment popularisée par Francis de Pressensé et Émile Pouget dans un pamphlet publié en 1899, Les Lois Scélérates de 1893-1894.

Les « lois scélérates » sont votées à la suite de nombreux attentats anarchistes sur le territoire français. Mis à part quelques faits isolés, c’est à partir de 1892 que commence la véritable période des attentats qui visent à déstabiliser le pouvoir en attaquant directement ses détenteurs. C’est une série d’attentats à la bombe perpétrés par Ravachol à partir du 11 mars 1892 qui déclenche la vague de terrorisme anarchiste. Le 9 décembre 1893, Auguste Vaillant lance une bombe de la tribune à la chambre des députés, puis le 24 juin 1894 le président de la République Marie François Sadi Carnot est assassiné à Lyon par un jeune anarchiste italien Sante Geronimo Caserio. Ces évènements suscitent l’inquiétude de la presse, des journaux républicains radicaux aux feuilles conservatrices, qui en appellent à des mesures d’exception.

Une série de trois lois est votée dans l’urgence afin de lutter contre ces actions anarchistes qui visaient à déstabiliser des pans de la société :

- le 11 décembre 1893, soit deux jours après l’attentat d’Auguste Vaillant visant les députés, Jean Casimir-Perier soumet à la Chambre des députés un ensemble de mesures pour sauvegarder « la cause de l’ordre et celle des libertés publiques ». C’est une modification de la loi de 1881 qui ne punissait que la provocation directe ; désormais la provocation indirecte, l’apologie, est elle aussi punie et un juge peut ordonner la saisie et l’arrestation préventive.

- la seconde loi est discutée le 15 décembre, à peine 4 jours après avoir été déposée. Elle concerne les associations de malfaiteurs et vise particulièrement les groupuscules anarchistes, alors nombreux et très actifs. C’est une loi qui vise à pouvoir inculper tout membre ou sympathisant sans faire de distinction. Elle encourage également à la délation : « Les personnes qui se seront rendues coupables du crime, mentionné dans le présent article seront exemptes de peine si, avant toute poursuite, elles ont révélé aux autorités constituées l’entente établie ou fait connaître l’existence de l’association ».

- la troisième loi, votée le 28 juillet 1894, soit quelques jours avant le procès, est sans doute la plus marquante pour les anarchistes puisqu’elle les vise directement en les nommant et en leur interdisant tout type de propagande. C’est à la suite de cette loi que de nombreux journaux anarchistes comme Le Père Peinard, qui avaient déjà été saisi avant, sont interdits.

La police procède à de nombreuses arrestations dont celles de militants connus comme Paul Bernard, Charles Chatel, Ivan Agueli, Sébastien Faure, Félix Fénéon, Jean Grave, Louis Matha, etc. Trente personnes sont déférées, mais seulement vingt-cinq comparaissent ; Emile Pouget, Constant Martin, Louis Duprat, Alexandre Cohen et Paul Reclus ayant pu prendre la fuite. A ces militants connus, une dizaine de détenus de droit commun ayant un lien indirect avec l’anarchisme sont adjoints. Ils ont tous à répondre de l’accusation d’affiliation à une prétendue association de malfaiteurs. Dès l’ouverture, la cour décide qu’il sera interdit de reproduire les interrogatoires de Jean Grave et Sébastien Faure, attendu que cela pourrait être employé pour faire de la propagande anarchiste. L’interrogatoire de Fénéon est cependant passé à la postérité :

«
— Êtes vous un anarchiste, M. Fénéon ?
— Je suis un Bourguignon né à Turin.
— Vous étiez aussi l’ami intime d’un autre anarchiste étranger, Kampfmeyer ?
— Oh, intime, ces mots sont trop forts. Du reste, Kampfmeyer ne parlant qu’allemand, et moi le français, nos conversations ne pouvaient pas être bien dangereuses. (Rires.)
— À l’instruction, vous avez refusé de donner des renseignements sur Matha et sur Ortiz.
— Je me souciais de ne rien dire qui pût les compromettre. J’agirais de même à votre égard, monsieur le Président, si le cas se présentait.
— Il est établi que vous vous entouriez de Cohen et d’Ortiz.
— Pour entourer quelqu’un, il faut au moins trois personnes. (Explosion de rires.)
— On vous a vu causer avec des anarchistes derrière un réverbère.
— Pouvez-vous me dire, monsieur le Président, où ça se trouve derrière un réverbère ? (Rires forts et prolongés. Le président fait un rappel à l’ordre.)
— On a trouvé dans votre bureau, au ministère de la Guerre, onze détonateurs et un flacon de mercure. D’où venaient-ils ?
— Mon père était mort depuis peu de temps. C’est dans un seau à charbon qu’au moment du déménagement j’ai trouvé ces tubes que je ne savais pas être des détonateurs.
— Interrogée pendant l’instruction, votre mère a déclaré que votre père les avait trouvés dans la rue.
— Cela se peut bien.
— Cela ne se peut pas. On ne trouve pas de détonateurs dans la rue.
— Le juge d’instruction m’a demandé comment il se faisait qu’au lieu de les emporter au ministère, je n’eusse pas jeté ces tubes par la fenêtre. Cela démontre bien qu’on pouvait les trouver sur la voie publique. (Rires.)
— Votre père n’aurait pas gardé ces objets. Il était employé à la Banque de France et l’on ne voit pas ce qu’il pouvait en faire.
— Je ne pense pas en effet qu’il dût s’en servir, pas plus que son fils, qui était employé au ministère de la Guerre.
— Voici un flacon de mercure que l’on a trouvé également dans votre bureau. Le reconnaissez-vous ?
— C’est un flacon semblable, en effet. Je n’y attache pas l’ombre d’une importance.
— Vous savez que le mercure sert à confectionner un dangereux explosif, le fulminate de mercure.
— Il sert également à confectionner des thermomètres, baromètres, et autres instruments. (Rires)

Destiné à justifier les mesures de répression contre les anarchistes et à rassurer l’opinion publique après les récents attentats, le réquisitoire de l’avocat général Bulot s’emploiera sans succès à prouver une entente et une prétendue association de malfaiteurs entre les divers prévenus qu’ils soient théoriciens, militants, où simples voleurs. Prévenus qui (certains ne se connaissant même pas) n’eurent aucun mal à réfuter l’accusation. Cela n’empêcha pas l’avocat général de demander une peine sévère pour les théoriciens du mouvement comme Jean Grave, Sébastien Faure, Louis Matha, etc. La tentative de machination judiciaire n’échappa pas aux jurés qui prononcèrent un acquittement général sauf à l’encontre des trois prévenus coupables de vols qui écoperont de plusieurs années de bagne. Les contumas quant à eux (Paul Reclus, Alexandre Cohen, Constant Martin, Louis Duprat et Emile Pouget) seront condamnés par défaut le 31 octobre, à 20 ans de travaux forcés, mais seront presque tous acquittés (sauf Paul Reclus) à leur retour en France.

Il a fallu près d’un siècle pour que les lois scélérates soient abrogées, en 1992. Mais leur esprit continue d’inspirer les mesures actuelles, dites "antiterroristes". Dans son préambule, le projet de loi de juillet 2014 évoque de manière bien floue la diffusion de « messages appelant au terrorisme ou le glorifiant ». De fait, son article 4 rappelle étrangement la troisième loi scélérate. Ainsi les « lois scélérates » n’ont pas totalement cessé d’imprégner les pratiques de l’Etat policier, en particulier vis-à-vis des actes et militant-e-s anarchistes : recours à des procédures expéditives, sanctions lourdes uniquement conçues pour dissuader, répression disproportionnée par rapport aux actes commis.


P.-S.
Sources utilisées et compléments : Wikipédia, Ephéméride anarchiste. La brochure de Sébastien Faure, Le procès des Trente a récemment été republiée par les éditions antisociales.

https://paris-luttes.info/6-au-12-aout- ... ces-des-30
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