SOMONTE : occupation d'une ferme et de ses terres :

Espace de débats sur l'anarchisme

SOMONTE : occupation d'une ferme et de ses terres :

Messagede Béatrice le Lun 22 Avr 2013 08:24

Petit rappel des évènements qui sont à l'origine de cette expérience ( toujours en cours ) dont Bastamag n'a pas fait référence :

Le 4 mars 2012, 500 journaliers agricoles et membres du syndicat (Sindicato de Obreros del Campo - SOC) ont envahi la Finca Somonte dans les riches terres de la plaine du Guadalquivir
près de Palma del Rio dans la province de Cordoba, renouant ainsi trente ans après la grande époque de ses occupations massives de terres : ce domaine de 400 hectares, dont 40 à l’arrosage,
fait partie d’environ 20.000 hectares que la Junta, le gouvernement andalou socialiste, avait décidé de vendre aux enchères.
La vente, ou privatisation, du domaine de Somonte était justement prévue pour le 5 mars 2012

« Notre philosophie peut se résumer de la façon suivante : la terre, comme l’air et l’eau, est un don de la nature que personne ne peut s’approprier pour son profit individuel ou pour son enrichissement privé. La terre est un bien public, propriété du peuple, qui doit être à l’usage et à la jouissance de ceux qui y vivent et qui la travaillent. Si alors la terre n’est à personne, la propriété de la terre est un vol. C’est pour cela que nous demandons l’expropriation sans indemnisation… »



Qui, dans l’Espagne d’aujourd’hui, frappée par une crise économique sans précédent et par un chômage touchant environ 25% de la population et 50% des jeunes, pourrait en avoir les moyens nécessaires ? Une famille richissime, une banque, une institution financière… ? En tout cas pas les habitants de Palma del Rio, village qui compte 1.700 chômeurs…


http://gimenologues.org/spip.php?article525


Andalousie : des centaines d’ouvriers se réapproprient des terres livrées à la spéculation

Par Philippe Baqué (28 février 2013)

Au sud de l’Espagne, des ouvriers agricoles occupent une ferme de 400 hectares, menacée par la spéculation. Ils contestent une répartition féodale des terres, réservées aux grands propriétaires. Et développent une agriculture biologique et paysanne, qui nourrira bientôt des milliers de personnes. Reportage en Andalousie, dans la ferme de Somonte, devenu le symbole d’une lutte populaire contre les inégalités et pour la souveraineté alimentaire. « Land and freedom », version 2013.



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« Quand nous sommes arrivés à Somonte pour occuper les terres, c’était un matin très tôt, au lever du soleil, se souvient Javier Ballestero, ouvrier agricole andalou. J’ai été surpris par le silence. Il n’y avait pas d’oiseaux sur ces terres ! Pas de vie ! Rien ! » C’était il y a presque un an, le 4 mars 2012. Cinq cents journaliers agricoles, des habitants des villages voisins et des citoyens solidaires venus de toute la région ont commencé à occuper la « finca » (ferme en espagnol) de Somonte. Le lendemain, la propriété, qui appartient au gouvernement autonome régional, devait être vendue aux enchères, très certainement à l’un des puissants propriétaires terriens de la zone, qui l’aurait achetée à un prix avantageux.

Le SOC-SAT [1], syndicat d’ouvriers agricoles qui a organisé l’occupation, est habitué aux luttes foncières. C’est lui qui a mené tous les combats historiques des journaliers andalous depuis les années 70. Mais les occupations de terre ne datent pas d’aujourd’hui. En 1936, elles s’étaient multipliées. Javier évoque la répression féroce qui s’en suivit lors de la victoire des franquistes. Un puissant propriétaire terrien fit exécuter 350 journaliers à Palma del Rio, le village voisin de Somonte. La plupart des terres qui jouxtent la « finca » appartiennent aux descendants de cet homme.

« La terre est à vous. Reprenez-la ! »

En ce matin hivernal, une trentaine de personnes se pressent autour d’un brasero, installé devant la petite cuisine de la « finca ». Deux hommes réparent un vieux tracteur Fiat sur lequel est fiché un drapeau andalou portant le sigle SOC-SAT. Quand le tracteur finit par démarrer, des responsables du lieu répartissent les tâches entre les occupants et les visiteurs solidaires, selon les décisions prises la veille au soir en assemblée générale. Un groupe ira désherber le champ d’oignons dont les plants viennent d’être mis en terre. Un autre ramassera les piments, les Piquillo, la variété locale, rouge sang, qui seront ensuite mis à sécher en grappes. Le troisième groupe préparera le repas collectif de la mi-journée.

Une dizaine de militants portugais d’extrême gauche, en visite, et quelques militants français et espagnols, de passage ou séjournant à Somonte, se dirigent vers le hangar où est entreposé le matériel agricole. Peint sur le bâtiment, un slogan rappelle les enjeux de l’occupation : « Andalous, n’émigrez pas. Combattez ! La terre est à vous. Reprenez là ! » Au passage, les travailleurs matinaux croisent une patrouille de la Guardia civil, qui vient relever, comme tous les jours, les numéros des plaques d’immatriculation des voitures stationnées sur le parking de la ferme. A voix basse, les moqueries fusent. Les guardias demeurent indifférents. Ils ne descendent jamais de leur véhicule. Ils notent et repartent.

Développer une agriculture biologique paysanne

Près du hangar, sous les regards complices de Malcolm-X, Zapata et Geronimo, immortalisés par un artiste sur un mur, Javier et son collègue Pepe distribuent sarcles et bêches, puis accompagnent les militants jusqu’au champ d’oignons. Les allées sont interminables. Briefés par les deux hommes, les militants se courbent et s’accroupissent. Les herbes résistent, déchirent les doigts. Une main arrache par inadvertance un plant d’oignon. Un pied en écrase un autre. Difficile de s’improviser paysan. Ceux qui ont l’habitude avancent en ligne. Les autres tentent de s’appliquer, s’assoient, redressent leur dos... Les conversations vont bon train. Les chants révolutionnaires s’élèvent, repris en chœur.



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Peu à peu, la brume se lève. Apparait en contre-bas la plaine du fleuve Guadalquivir, qui s’étend à perte de vue dans cette partie de la province de Cordoue. Une terre rase, ondulante, sans un arbre, sans une haie. Cette même terre épuisée, sur laquelle poussera en été, sous la chaleur ardente, blés ou tournesols. Les journaliers qui occupent les quatre cents hectares de Somonte ont décidé d’abandonner ces pratiques agricoles intensives. « Depuis que nous sommes ici, les oiseaux sont revenus et la vie aussi, confie Javier. L’homme appartient à la terre. Nous devons la respecter et veiller sur elle. C’est pour cela que nous allons faire ici de l’agriculture biologique paysanne. » Pour développer une agriculture en rupture avec le modèle dominant, les journaliers andalous font appel à leur sensibilité et à leur mémoire, ravivée par leurs parents ou leurs grands-parents.

Contre une répartition « féodale » des terres

Comme la plupart des 25 occupants permanents de la finca, Lola Alvarez se définit comme « journalière agricole, depuis toujours », et fière de l’être. Elle rappelle que les premiers pieds de tomates plantés dans le jardin de Somonte proviennent de semences très anciennes apportées par son père de 84 ans. « Dès que nous avons occupé Somonte, beaucoup de personnes âgées sont venues nous apporter des semences de piments, d’oignons, de laitues... Toutes les semences traditionnelles qu’elles avaient héritées de leurs parents et qu’elle avaient conservées et protégées précieusement année après année. » Les occupants ont aussi reçu des graines du réseau andalou Semences et de la coopérative française Longo Maï. Somonte sera libre de semences transgéniques et de pesticides. « Nous sommes fatigués de voir ceux qui spéculent avec la terre spéculer aussi avec les produits chimiques, avec les semences et avec l’eau. Il va être difficile de mettre les 400 hectares en agriculture biologique mais nous allons le faire », explique simplement Lola.

Les occupants ont aussi décidé d’en finir avec l’injuste et scandaleuse répartition féodale des terres en Espagne qui fait que la duchesse d’Alba possède encore 30 000 hectares de terres et le duc del Infantado, 17 000. Plus de 60 % des terres les plus riches du pays sont entre les mains d’une poignée de puissantes familles, qui spéculent avec elles et perçoivent la majorité des aides agricoles [2]. « La terre n’appartient à personne. Elle n’est pas une marchandise, s’insurge Lola. Elle doit être entre les mains de celles et de ceux qui la travaillent. Nous l’occupons pour nourrir nos familles et vivre dignement. »



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Javier Ballestero, né dans une famille paysanne anarchiste, se réclame encore de cette tradition. « Les moyens de production doivent être au service du peuple. Pour cultiver sainement, nous n’avons pas besoin d’un patron qui nous exploite et nous vole. Nous voulons décider nous-mêmes de notre avenir. » Dans les années 80, pour initier une réforme agraire, le gouvernement autonome andalou (dirigé par le Parti socialiste ouvrier espagnol, PSOE) avait acheté plusieurs dizaines de milliers d’hectares aux grands propriétaires terriens. Il les avait grassement payés, pour qu’il n’y ait pas trop de mécontents. Mais n’avait pas redistribué les terres. L’objectif étant surtout de désamorcer un vaste mouvement d’occupations de terres organisé par le SOC qui réclamait alors des expropriations sans indemnisation.

Droit d’usage

Une partie de ces terres sont alors louées à des coopératives de petits paysans. Mais la grande majorité d’entre elles demeurent sous la responsabilité de l’Institut andalou de la Réforme agraire (IARA), et sont consacrées soit à des cultures intensives, soit à de vagues projets destinés à la recherche, pourvoyeurs d’importantes subventions européennes. Quelques hectares de la finca Somonte servaient ainsi de champs d’expérimentation à des cultures destinées à la production d’agro-carburants. Aujourd’hui, les socialistes dirigent toujours le gouvernement autonome. Comme les caisses sont vides, 22 000 hectares de terres appartenant à l’IARA ont été mis en vente aux enchères en 2011. Plus de la moitié ont été vendus.

« Le SOC a mené des occupations très dures dans les années 80. Elles ont notamment abouti à la création de la coopérative El Humoso, dans le village de Marinaleda, sur 1 200 hectares expropriés à la duchesse d’Alba », commente Lola Alvarez. « Depuis des années, nous ne menions plus que des occupations symboliques pour tenter d’infléchir la politique du gouvernement. Mais quand nous avons vu que les terres gérées par le gouvernement andalou allaient revenir entre les mains des spéculateurs, nous avons décidé de reprendre les occupations effectives. » Depuis l’occupation, la vente des terres a été suspendue. Mais les occupants ne souhaitent pas devenir propriétaires de Somonte. Il réclament un simple droit d’usage. Rappelant que depuis 20 ans, ces 400 hectares n’ont nourri personne.

Somonte, symbole d’une lutte populaire

L’Andalousie connaît actuellement un taux de chômage record de 34 % pouvant aller jusqu’à 63 % chez les jeunes de moins de 25 ans [3]. De nombreux Andalous, partis travailler comme ouvriers du bâtiment dans d’autres régions d’Espagne, reviennent aujourd’hui chez eux et proposent leur force de travail sur un marché agricole andalou déjà saturé et en crise. Avec la mécanisation à outrance et les mauvaises récoltes des oranges et des olives, il est désormais impossible aux 400 000 ouvriers agricoles de la région de réunir les 35 journées de travail annuelles nécessaires pour bénéficier d’une allocation mensuelle de 400 euros.

Fin 2012, le parlement andalou a demandé que le nombre de journées de travail exigé soit diminué. En vain. Cette crise sociale n’alarme pas les grands propriétaires terriens qui profitent de la situation pour mettre en concurrence les journaliers andalous avec la main d’œuvre immigrée, bien moins payée. Le SOC-SAT réunit des ouvriers agricoles de tous les horizons et organise régulièrement des grèves pour défendre leurs droits. Il dénonce aussi les injustices sociales, en organisant dans des supermarchés des opérations de récupération de produits alimentaires de base, distribués ensuite à des cantines de quartiers pauvres.


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Durant l’été 2012, des marches ouvrières ont parcouru toutes les provinces andalouses pour dénoncer les mesures d’austérité. Une grande ferme appartenant à l’armée, laissée à l’abandon, a été brièvement occupée. Ce contexte social et politique tendu, et toutes ces luttes, font aujourd’hui de Somonte un symbole très populaire de la capacité des ouvriers à prendre en main leur destin. L’alimentation est au cœur des luttes.

Nourrir des milliers de familles de la région

Peu à peu, avec le soutien des anciens, d’ingénieurs agronomes, d’organisations locales et de réseaux de solidarité internationaux, le projet agricole de Somonte prend corps. Trois hectares de légumes ont déjà été mis en culture pour l’autoconsommation, la vente sur les marchés locaux ou dans une coopérative de consommateurs de Cordoue. Plusieurs dizaines d’hectares vont être consacrés à des cultures maraîchères. Quarante hectares seront réservés à de grandes cultures en rotation avec notamment du blé biologique. Les occupants de Somonte envisagent de planter près de 1 500 arbres de variétés locales, de développer des vergers d’abricotiers, de cerisiers, d’amandiers, de créer une oliveraie, d’entretenir des haies.

En décembre 2012, près de 700 arbres sont plantés le long du domaine. Une eau saine sera récupérée grâce à des retenues, des puits et à une protection des petits cours d’eau existants. Les occupants veulent réunir rapidement un troupeau d’au moins 300 brebis. Une grande partie de la production agricole de la finca sera transformée sur place dans des ateliers. Le projet agro-écologique et social de Somonte, organisé sous forme de coopérative de travailleurs, pourra donner du travail à plusieurs centaines de personnes et permettre à des milliers de familles de la région de se nourrir.

Occuper les terres, les logements et les banques

La situation de Somonte est aujourd’hui suspendue à la situation politique en Andalousie. Le nouveau parlement autonome élu début 2012 est majoritairement à gauche. Cela n’a pas empêché le Parti socialiste de faire expulser les occupants de Somonte, le 26 avril 2012, le jour même où il signait un accord avec la Gauche Unie. Le 27 avril au matin, la finca était de nouveau occupée. Aucune menace d’expulsion n’a été formulée depuis, mais les négociations sont au point mort.

« S’ils nous expulsent 20 fois, nous occuperons 21 fois ! », ironise Lola. « Nous n’avons pas le choix. Le gouvernement ne sait pas comment réagir. Et nous, pendant ce temps, nous montrons qu’une autre voie est possible. Nous disons qu’il faut occuper les terres pour avoir un travail et pour vivre. Mais il faut aussi occuper les logements pour donner un toit aux familles. Et il faut occuper les banques pour dénoncer les aides financières que nos gouvernements leur apportent tout en faisant payer les plus pauvres. Il faut occuper ! Voilà la solution. »

Texte et photos : Philippe Baqué


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Notes

[1] Le SOC-SAT est l’ancien Syndicat des ouvriers agricoles (SOC). En 2007, il a été rebaptisé, syndicat des travailleurs andalous (SAT).

[2] Voir « Andalousie : la terre contre la crise », Jean Duflot, Archipel, journal du Forum civique européen de juin 2012.

[3] Voir « Un Robin des bois en Andalousie », Sandrine Morel, Le Monde, le 29 août 2012.


http://www.bastamag.net/article2955.html

Edit : ( En déplaçant le topic que j'avais mis à tort dans International, je me suis "plantée" car je n'avais pas "copié" la date de sa création !)
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Re: SOMONTE : occupation d'une ferme et de ses terres :

Messagede Béatrice le Jeu 25 Avr 2013 12:08

Vidéo ARTE reportage :

" Les sans-terre s'organisent "

http://videos.arte.tv/fr/videos/espagne ... 13338.html
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Re: SOMONTE : occupation d'une ferme et de ses terres :

Messagede Béatrice le Dim 3 Nov 2013 19:25

Rencontres sur les terres occupées de Somonte en Andalousie, juillet 2013 :


Arrivée à Somonte, juillet 2013


Juillet en Andalousie, du moins en ce moment de 2013 où nous quittons Malaga, est moins chaud que d’habitude. La température avoisine les 40 degrés mais ne les dépasse pas. En direction de Séville, l’autoroute traverse des collines d’oliviers, de vignes ou de panneaux solaires alignés à perte de vue selon la logique des programmes de l’agriculture européenne : terre productive et vaincue, en apparence en tout cas.

Pour atteindre Somonte, nous sortons des voies rapides à Osuna et entamons la dernière ligne droite sur des routes de campagne. Au loin se profile une lumière incandescente, tel un incendie sans fumée ou une navette extraterrestre jamais vue, autour de laquelle nous semblons tourner. À La Campana, sur la route Séville-Cordoue, nous prenons la direction de Palma del Río jusqu’à un panneau bizarrement marqué du sceau de la Junta de Andalucía, l’organe du pouvoir en Andalousie dominé par le Parti socialiste depuis 1975. L’instance publique a en effet vendu Somonte et n’a en principe plus aucun lien avec le lieu. Le panneau indique l’entrée du domaine.

Nous avons annoncé notre venue. Trois corps de bâtiments sans étage se disposent autour de la vaste cour où les petits chiens de la ferme se poursuivent en aboyant alors qu’un faucon blessé se risque à venir chercher à même le sol sa pitance du soir. Sur les murs, les phrases peintes nous interpellent : « ¡Andaluces no emigréis, combatid ! ¡La tierra es vuestra, recobradla ! ¡Somonte pal pueblo ! ¡Que el mundo lo sepa ! » (Andalous, n’émigrez pas, combattez ! La terre est à vous, récupérez-la ! Somonte pour le peuple ! Que le monde le sache !) Les visages de révolutionnaires — Zapata, le Che, Blas Infante, Abdelkrim, le Basque Argala et Malcolm X — habitent aussi le lieu.

Lola, le SOC-SAT, les grands propriétaires terriens,
la Junta de Andalucía et la finca de Somonte


Lola vient vers nous pour nous accueillir. Elle est ouvrière agricole depuis sa jeunesse et membre active du SOC-SAT (Syndicat des ouvriers agricoles - Syndicat andalou des travailleurs), qui soutient l’occupation de Somonte depuis début mars 2012 — un an et demi. C’est aussi le SOC qui avait promu la réforme agraire, les occupations et les récupérations de terres au profit des ouvriers agricoles après la mort de Franco ; depuis sa création en 1977, il défend plus particulièrement les travailleurs saisonniers et les paysans sans terre et il fait partie de la coordination européenne Via Campesina.

Lola est une femme andalouse, énergique et digne. Ses longs cheveux noirs comme ses yeux et son regard souriant mais ferme en imposent. Avec elle, nous rentrons tout de suite dans la discussion. Elle nous explique : en Andalousie, plus de la moitié des terres sont aux mains de quelques grands propriétaires — plus de cinquante pour cent des terres appartiennent à deux pour cent de propriétaires dont Mario Conde, ex-directeur de la Banque espagnole de crédit (Banesto) plusieurs fois condamné pour extorsion et détournement de fonds, et surtout la duchesse d’Albe — laissant des milliers de travailleurs agricoles sans accès à la terre. Et aujourd’hui, beaucoup de ces terres ne sont même plus cultivées. La lumière incandescente brillant au loin pendant le trajet qui mène à Somonte trouve ici son explication : il s’agit d’un champ de panneaux solaires qui renvoient sur une tour centrale la lumière et la chaleur captées. Nous avons eu d’ailleurs de nombreuses occasions de voir ce paysage inquiétant de champs stériles envahis par ces producteurs d’électricité. On est bien là sur une autre planète.

Ou alors les terres sont cultivées mais en apparence, en fonction des subventions. Ainsi d’une année à l’autre on voit planter du blé ou du tournesol, selon les directives venues d’en haut, dans le seul but de toucher l’argent de l’Europe. Ces gens ne laissent pas la terre se reposer ou alors la laissent à l’abandon, et sans aucun respect envers le savoir hérité des paysans ni les règles élémentaires qui permettraient de produire une alimentation de qualité, et c’est le cas de toutes les zones où prédomine aujourd’hui en Europe la logique des cultures industrielles ou des directives de la PAC (politique agricole commune). Ils suivent les seules logiques productives et financières. La présence ininterrompue du même parti en Andalousie pendant presque quarante ans a favorisé le développement d’un système profondément corrompu et clientéliste.

Une partie des terres acquises par la Junta de Andalucía, vingt mille hectares, furent l’objet d’une réforme agraire. L’idée était de créer du travail et de redistribuer les terres. Puis s’est imposée petit à petit la vision libérale qui a conduit les paysans dits colons à s’endetter pour devenir propriétaires. Remettant en question aujourd’hui la réforme par une politique de privatisation, les pouvoirs publics mettent en vente à des prix inaccessibles des lots comme Somonte, le but étant de faire d’importantes opérations financières et de renflouer les caisses.

Les paysans sans terre sont obligés de vendre leur force de travail, voire même de se retrouver sans travail. Lola nous explique en détail qu’une nouvelle loi voudrait porter à trente-cinq jours de travail effectif et déclaré le minimum exigé pour pouvoir toucher une maigre allocation de six mois de 600 euros. Or c’est très difficile pour un travailleur saisonnier de trouver du travail, et encore plus du travail déclaré. De plus pour avoir droit au chômage, il faut payer une cotisation de plus ou moins 80 euros par mois. Si on fait le calcul, cela donne 600 euros de chômage par mois pendant six mois, soit 3 600 euros, moins 80 euros de cotisation pendant douze mois, soit 960 euros, ce qui fait 2 640 euros de rentrées par an, autrement dit au pire 220 euros par mois pour vivre et faire vivre une famille, mais le pire est souvent le cas. Et Lola ajoute : « Aujourd’hui il y a des gens qui souffrent de la faim en Andalousie, et Somonte offre des légumes et des fruits non vendus à des organisations de personnes en situation très difficile. »

Face à de tels problèmes, le SOC se bat pour la redistribution des terres et promeut une production d’autosubsistance. À Somonte, on cultive d’abord pour se nourrir. Lola nous explique que la finca fut acquise en 1983 par la Junta de Andalucía qui la cédait en 2012 dans une vente publique au profit d’un riche propriétaire terrien. Deux constructions récemment achevées faisaient partie du lot occupé la veille de l’adjudication. La police intervint un mois et demi plus tard, en avril, pour expulser les occupants qui réoccupèrent les lieux dès le lendemain, sans nouvelles menaces d’expulsion depuis lors — mais jusqu’à quand ? — probablement parce que le propriétaire touche les sous de l’Europe.

Javier, les cultures diversifiées d’autosubsistance et l’histoire d’une famille

Puis nous faisons le tour de la ferme avec Javier, un homme de cinquante ans, ouvrier agricole aussi depuis ses quinze ans, fier de son travail : « Être agriculteur est un travail digne », affirme-t-il avec sa voix grave et son sourire immense. Un chapeau de paille dont il ne doit jamais se séparer lui permet de défier les rayons du soleil et son regard vif et profond est celui de l’homme libre qui fait ce qu’il aime et qui le défend avec sa vie et sa force. Javier passe la plupart de son temps à Somonte. Et il est très impliqué dans la défense de cette occupation pour des raisons sociales où interviennent l’histoire du pays et de sa famille et son attachement à la terre, et pour des motifs politiques fondés sur sa réflexion et des positions claires qu’il partage avec le SOC dont il fait aussi partie.

À Somonte, au moment où les occupants sont arrivés, il restait quelques traces de cultures de pêchers, rien d’autre n’avait été planté depuis l’acquisition des terres par les pouvoirs publics, si ce n’est un bosquet d’arbres qu’on a gardé pour procurer de l’ombre. Aujourd’hui, à Somonte, oasis de cultures diversifiées au milieu des champs voués à la monoculture intensive, on plante et on cultive selon les principes des cultures traditionnelles, sans pesticides ni fertilisants : blé « aragon » pour la consommation propre et blé bio pour la vente, plantes médicinales, navets, oignons, pommes de terre (un hectare), courges, aubergines noires et blanches, tomates petites et grosses, longues et rondes, jaunes, rouges et vertes, pastèques, poivrons de toutes sortes, melons, deux cents oliviers nouvellement plantés qui donneront des olives de table, arbres fruitiers, potimarrons venus de France, et même du tabac (« ¡Basta de prohibición ! » Marre des interdictions !).

Javier sait que jadis au lieu d’arroser les oliviers, on leur donnait de la poussière en remuant la terre à la herse, ce qui protégeait les arbres, leurs feuilles et les fruits des ardeurs du soleil. Et il peste contre les technocrates qui croient tout savoir de loin et veulent changer d’en haut des pratiques acquises et transmises au fil du temps. Contre les pucerons, on utilise du lait écrémé qui a aussi la vertu de faire briller les feuilles des plantes, ou du savon de potasse ou encore des coccinelles ; et le nombre des pucerons a diminué. Contre les limaces, mais il y en a peu, des coquilles d’œufs. D’autres gourmands des cultures sont les lièvres qui mangent les melons. Javier est un chasseur, à l’image de son père : il chasse pour manger et il respecte les animaux. Il s’énerve à l’encontre de la plus grosse association en Espagne qui est celle des chasseurs : histoires de sous, vente d’armes utilisées sans respect, sans savoir, sans initiation, qui conduisent au désastre écologique.

De son doigt, il pointe la limite du territoire de Somonte, quatre cents hectares, dont cent quarante cultivés cette année : « Là jusqu’aux buissons d’arbustes en contrebas, là-bas jusqu’au haut de la colline, là jusqu’au río Genil » d’où un système d’irrigation financé par l’argent public a été installé côté terres privées, alors que les terres publiques côté Somonte étaient délaissées. Aujourd’hui les occupants de la finca utilisent le puits à partir duquel ils ont monté un réseau de tuyaux de caoutchouc. Comme la plupart du matériel et des plantations, ces tuyaux ont été offerts à Somonte : des machines agricoles ont été prêtées par la commune de Marinaleda, située à une trentaine de kilomètres, et les deux tracteurs sont des cadeaux de la solidarité syndicale. Somonte a aussi reçu un soutien important de Longo Maï.

D’ailleurs régulièrement passent ici des personnes et des caravanes de solidarité organisées. Quand nous arrivons, nous rencontrons cinq jeunes venus de France, dont deux viennent de passer un mois et demi et comptent revenir. Il y a du travail ici et tout coup de main est bienvenu.

Mais il y avait plus de solidarité entre paysans il y a vingt ans, avant le boum de la construction. « Les socialistes ont détruit le mouvement social, on a perdu la conscience ouvrière », nous explique Javier. C’est aussi avec lucidité qu’il nous répond quand nous lui demandons si les ouvriers agricoles qui participent de près à l’occupation sont nombreux : « Non, malheureusement, beaucoup ont toujours peur. Et l’idée inculquée selon laquelle on ne peut rien faire de bon sans le patron est restée très vivace. Le fascisme imprègne toujours les mentalités. »

Javier connaît l’histoire de la guerre civile espagnole et de ses génocides : « Il y a eu quatre cent cinquante mille disparus en Espagne à cause du franquisme. Les gens affamés tuaient les vaches pour se nourrir, ce qui déclencha la colère du propriétaire ; pour se venger, il réclama dix personnes assassinées par vache sacrifiée. Trois cent cinquante personnes furent tuées ainsi à Palma del Río, dont l’histoire reste marquée par la répression, les poursuites, les assassinats et l’incarcération des communistes, des trotskistes et des anarchistes. Ici, il y a eu des camps de concentration, comme en Allemagne. On dénonce le génocide des juifs mais pas celui qui a eu lieu en Espagne. » Et Javier cite le nom de Moreno de Silva, riche propriétaire bien connu dans le monde de la tauromachie, dénoncé comme le principal assassin de paysans dans la région. Le roman de Larry Collins et Dominique Lapierre Ou tu porteras mon deuil raconte tout cela.

Javier nous parle de sa famille, de son oncle revenu d’exil et enfermé en prison par traîtrise, car une promesse d’amnistie avait été faite à ceux qui n’avaient pas de sang sur les mains mais elle ne fut pas respectée, oncle prétendument mort de tuberculose mais dont on n’a jamais revu le corps ; de son père dirigeant anarchiste ; de sa grand-mère aussi, dans les premières à se battre pour faire valoir les revendications des paysans et des pauvres ; de sa mère qui, elle, faisait partie d’une famille franquiste. Javier, lui, suit les traces de son père, avec le courage et la fierté de ceux qui ne se résignent pas et ne déposent pas les armes.

On parle des vols de récoltes et des arbres abîmés dont la presse se fait l’écho. « Ce qui se passe, rétorque Javier, c’est que celui qui n’a même pas un litre d’huile voit le propriétaire terrien qui a des milliers d’arbres et d’olives, et lui qui n’a droit à rien, sans accès à la terre. Alors il vole. Et aussi les lois se durcissent : avant, tu devais payer une amende si tu pénétrais sur une terre privée ; aujourd’hui, cette amende est beaucoup plus élevée. Tu ne peux pas ramasser des légumes même s’ils sont abandonnés et même si le propriétaire est d’accord parce que, si la garde civile t’arrête avec un camion chargé, elle va t’accuser de vol. Et puis il y a le dicton “Mieux vaut prévenir que guérir”, ces gens-là voient que les pauvres vont être de plus en plus pauvres alors ils se disent qu’il faut préparer la police à intervenir et il s’agit en même temps de préparer l’opinion publique pour qu’elle soutienne cette protection de leurs intérêts. »

L’avenir dans le présent


Javier est avec Lola un des piliers de l’occupation de Somonte où vivent aujourd’hui onze personnes dont une famille avec deux jeunes enfants. L’idée est que chacun prenne en main le destin de cette histoire. La réflexion, la force et l’audace de Somonte doivent être alimentées chaque jour par la participation de chacun, les décisions et les responsabilités être partagées pour ne pas être abandonnées à quelque autorité centrale. Cela reste un des grands défis de la lutte pour la terre aujourd’hui, même en Espagne et en Andalousie où les jeunes héritent d’une longue tradition anarchiste combative et organisée.

Au moment de partir, nous voyons Bea, qui s’est chargée de la cuisine et de la propreté des lieux pendant ces deux jours. Nous voulons acheter et emporter des légumes de Somonte. C’est elle qui a la responsabilité de la vente sur place et dans les groupes d’achat commun. Bea est là avec son compagnon et ils ont pris le risque d’emporter leurs deux petites filles dans l’aventure de cette résistance parce qu’ils étaient au chômage, sans espoir possible. L’un des autres hommes a en charge les animaux, le troupeau de chèvres et de brebis, les poules et les oies. C’est lui qui était accompagné d’un chien et qui nous a saluées à l’entrée à notre arrivée. Deux autres hommes s’occupent d’aller vendre les produits dans les villages et villes des environs.

Quand on arrive à Somonte, on est admiratif du travail réalisé, des cultures plantées, du soin donné à la terre, de la communication qui se manifeste à travers les fresques murales et les panneaux recouverts de coupures de presse, de la qualité des repas à base de produits cultivés sur place, de l’audace de cette résistance qui semble isolée mais ne peut l’être, de l’accueil et de la capacité d’organisation des habitants.

Avant de quitter Somonte, nous lisons encore une fois la citation de Diamantino, curé ouvrier agricole, peinte sur les murs blancs : « No hay causas perdidas, hay causas difíciles, pero como son tan justas, algún día las ganaremos. »

Longue vie à Somonte !


Martina Plata


http://www.lavoiedujaguar.net/Somonte-p ... ple-Que-le
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Re: SOMONTE : occupation d'une ferme et de ses terres :

Messagede Béatrice le Sam 23 Aoû 2014 13:16

Aider Somonte à resister...

Depuis deux ans des personnes et organisations du monde entier, anticapitalistes, écologistes, paysans sans terre, militant pour l’autogestion et l’égalité se réjouissent de la récupération et de l’occupation active des 460 hectares de terres publiques de la ferme de Somonte (Palma Del Rio, Andalousie).

http://oclibertaire.free.fr/spip.php?breve547
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Béatrice
 
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